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SOUVENIRS FERROVIAIRES AU CIMETIÈRE DE MONTMARTRE

ÉMILE PEREIRE (1800-1875) & ISAAC PEREIRE (1806-1880) • L'INAUGURATION DU CHEMIN DE FER DE PARIS À SAINT-GERMAIN

TOMBEAU D'ÉMILE ET D'ISAAC PEREIRE

du samedi 9 janvier 1875

Émile PEREIRE

Émile Pereire vient de mourir, à soixante-quatorze ans, après avoir exercé pendant un demi siècle un apostolat que les temps anciens n'ont pas connu : l'apostolat industriel.

Simple courtier ou remisier en 1822, Émile Pereire fut saisi, vers 1825, par les doctrines saint-simoniennes dont Olinde Rodrigues, l'un de ses parents, s'était fait le propagateur. On sait, comment Saint-Simon, continué mais défiguré par Enfantin, définissait la notion et la forme des gouvernements humains : « une société en commandite, dirigée par un gérant. » Le gérant devait être choisi parmi les plus capables, et les bénéfices de l'association revenaient à chaque associé, c'est-à-dire à chaque citoyen, proportionnellement à sa capacité et à ses œuvres.

La doctrine n'a pas réussi, en ce sens que ni la France ni aucune autre contrée de l'Europe n'ont consenti jusqu'ici à se laisser gouverner en vertu d'un article du Code de commerce ; mais l’industrialisme, qui est à l'économie politique ce que la chimie appliquée est à la chimie pure, avait trouvé sa formule dans la pensée de Saint-Simon, et il se mit résolument à l’œuvre.

Sous ce rapport, Émile Pereire, qui joignait à une haute culture intellectuelle les talents de l'économiste et de l'ingénieur, doit être considéré comme le chef visible de l'école saint-simonienne, qu'il a transformée et comme acclimatée dans nos mœurs en la dépouillant des aspects mystiques qui l'avaient, en la personne d'Enfantin, ridiculisée et compromise. L'aîné des Pereire fut de ceux qui ne suivirent pas Enfantin dans la retraite facétieuse de Ménilmontant.

À ses débuts, les idées financières et sociales d’Émile Pereire s'épanchèrent en flots d'articles dans le Globe et dans le National.

Mais, dès 1832, l'idée-mère était née : l'idée Chemin de fer, que la volonté d’Émile Pereire avait naturalisée française et qu'il implanta, à force de patience et de ténacité, dans le tuf presque inaccessible des résistances bourgeoises.

Très petit de stature, mais renfermant sous une enveloppe chétive une prodigieuse énergie, Émile Pereire, pendant les années de lutte où il s'agissait pour lui de recruter un capital de cinq millions, destinés à la création du chemin de fer de Paris à Saint-Germain, du chemin de fer modèle, — Émile Pereire, disons-nous, rencontra pour adversaire obstiné un autre petit homme. D'après les idées du temps, Adolphe Thiers, l'enfant chéri du bourgeois esprit fort, qui niait le progrès en tout genre, était le bon sens incarné, l'homme pratique ; Émile Pereire n'était qu'un poète, un rêveur.

Mais enfin, les cinq millions sortirent de terre ; Émile Pereire obtint la concession du chemin de fer de Saint-Germain, sous la garantie du baron James de Rothschild. Et le chemin de fer joujou, que M. Thiers jugeait à peine bon à amuser le dimanche des Parisiens, ne fut que le prologue de cette conception gigantesque pour l'époque : le chemin de fer du Nord, dont Émile Pereire fut l'initiateur et M. de Rothschild le commanditaire.

Ainsi la gloire et la fortune naissantes d'Émile Pereire se développèrent sous le patronage du prince des banquiers. Il ne prit possession de sa pleine indépendance financière et industrielle qu'au lendemain du 2 décembre 1851.

D'après les ordres du prince-président, M. Bineau, ministre des finances, venait de préparer la conversion du 5 0/0 en 4 1/2 0/0. Pour en assurer le succès, que fallait-il ? Tenir à la disposition des rentiers non-acceptants la somme nécessaire pour les rembourser au pair ; il suffisait évidemment qu'on fût certain d'être remboursé pour ne pas vouloir l'être. C'est la tout le secret de la circulation des billets de banque et du crédit en général.

Nulle individualité n'était assez riche pour offrir au Trésor les centaines de millions sur lesquelles devait s'appuyer la conversion. Émile Pereire offrit au ministre des finances et lui fit agréer la constitution d'un syndicat de banquiers, qui, entre eux, échangèrent leur signature sur des acceptations négociables par la Banque de France. En présence de cette savante organisation, le 5 0/0 monta au-dessus du pair, et les rentiers s'empressèrent d'accepter la conversion.

Cette première manifestation d'une força nouvelle qui se produisait en dehors de lui froissa, parait-il, le légitime orgueil du baron James de Rothschild, et prépara le violent antagonisme qui pendant dix années divisa le marché français en deux camps ennemis.

Les anecdotes fourmillent à ce sujet ; mais il en était un peu du dissentiment entre le puissant baron francfortois et le frêle ingénieur bordelais comme de la querelle entre Meyerbeer et Rossini, qui, au fond, professaient l'un pour l'autre une admiration sincère. La légende s'en mêlait.

On racontait que le baron James avait conservé le bureau d'acajou où s'asseyait autrefois Émile Pereire, et qu'il s'écriait dans ses heures de colère :

« Ce petit Pereire, un jour viendra qu'il me demandera de revenir prendre sa place devant ce bureau ; eh bien, je m'y refuserai : je le laisserai mourir de faim ! »

D'autre part, on prétendait que, en apprenant je ne sais quel accident arrivé au baron James, Émile Pereire avait prononcé ces deux mots attendris :

« Pauvre diable ! »

Mais, je le répète, c'est de la légende.

La première grande affaire où M. Émile Pereire et M. Isaac Pereire, son frère et son coopérateur assidu, figurèrent en leur propre et principal nom, comme chefs et fondateurs d'une nouvelle dynastie financière, fut la Compagnie des chemins de fer du Midi.

Puis vint la fondation du Crédit mobilier.

On a beaucoup disputé sur l'origine et priorité de l'idée. La vérité est que la conception générale du Crédit mobilier appartient à tout le monde. S'il est vrai comme l'affirme un biographe des frères Pereire, que Jacques Laffitte rêvât, vers 1825, une Banque hypothécaire, il est encore plus certain que, dès l'année 1822, la Société générale pour favoriser l'industrie nationale était fondée à Bruxelles, dans un but exactement semblable à celui du futur Crédit mobilier, qu'en 1836 et 1837 la Société des capitalistes réunis et la Société des actions réunies s'établissaient dans la même ville. Enfin j'ai ouï cent fois raconter par feu Mirès, qui dès 1851 avait importé a Paris la Société des actions réunies, que ses plans, longuement développés par lui à M. Benoît Fould, l'un des fondateurs du Crédit mobilier, avaient été largement utilisés par MM. Pereire, et lui valurent une attribution de 500 actions au pair dans la répartition primitive.

Ainsi l'idée était dans l'air elle peut se résumer de la façon suivante :

Commandite générale des entreprises industrielles et représentation de ces mêmes entreprises par le papier — actions ou obligations — de l'entreprise garantie : en un mot, création d'un omnium, telle était la pensée dominante, que les frères Pereire auraient réalisée sans doute si, dès 1857, le gouvernement impérial, s'effrayant subitement d'un débordement de spéculation qui n'attestait guère qu'un excès de confiance dans la richesse créée, n'eût fait pour la première fois acte de défiance envers les financiers nouveaux, en défendant au Crédit mobilier d’émettre les obligations dont la création était prévue dans ses statuts.

C'est de ce jour déjà lointain qu'apparut le point noir qui alla grossissant jusqu'aux dernières années de l'Empire et entraîna la chute du Crédit mobilier, trop fortement engagé dans les mécomptes de la Compagnie immobilière.

Le moment n'est pas venu de discuter, au nom des intérêts supérieurs de la chose publique, des catastrophes industrielles qui appartiennent encore à l'appréciation de la justice civile et commerciale.

On aperçoit, cependant, que l'œuvre considérable à laquelle Émile Pereire consacra sa longue existence subsiste dans ses résultats les plus immédiatement tangibles et les plus capables de donner la mesure de sa vaste intelligence.

Il a construit :

Le chemin de fer de Saint-Germain ;
Le chemin de fer du Nord ;
Les chemins de fer du Midi et les routes agricoles du département des Landes ;
Les chemins de fer autrichiens ;
Les chemins de fer russes ;
Le chemin de fer du Nord de l'Espagne ;
Le quartier du Parc-Monceaux ;
Les boulevards Malesherbes, Pereire, Hausmann [sic] (en partie), du Prince-Eugène, le quartier du Nouvel-Opéra, le Grand-Hôtel, l’hôtel du Louvre, etc., etc.

Il a organisé :

La Compagnie parisienne d'éclairage et de chauffage par le gaz ;
La Compagnie générale des omnibus ;
La Banque ottomane ;
Le Crédit mobilier espagnol, etc.

Ce sont là des témoignages colossaux de cette insatiable activité d'esprit qui pousse les conquérants et les banquiers jusqu'au delà des bornes du possible. La chimère finit par s'introduire dans ces cerveaux calculateurs et par y altérer les rapports naturels des nombres.

Il y a quelque dix ans, Émile et Isaac Pereire, mécontents de la Banque de France, imaginèrent d'acquérir le privilège de la banque Savoie, à qui le traité d'annexion conservait le droit d'émettre des billets. Vous voyez d'ici l'effet de cette perspective : le Crédit mobilier émettant des billets de banque en concurrence avec ceux de la Banque de France ! C'était bien autre chose que l'Omnium ! Il y fallut renoncer, non sans qu'il se répandît à ce sujet beaucoup d'encre et beaucoup de bile…

Émile Pereire maniait, d'ailleurs, avec une aisance infinie ces questions presque vertigineuses de circulation et de crédit. Homme de progrès, envisageant les problèmes sous leur aspect le plus large, il n'a pas exercé le pouvoir ; ministre des finances, peut-être eût-il été aussi grand que Villèle, peut-être eût-il versé dans le même précipice que Law.

Ce corps débile renfermait une âme haute et des sentiments profonds. Si les plans du financier appellent et supportent la controverse, la vie de l'homme privé mérite un hommage sans réserve. Sa vie était celle d'un patriarche qui ne met aucune jouissance sur la terre au-dessus du bonheur d'aimer sa famille et d'en être adoré.

Dans ces derniers mois de souffrance, Émile Pereire a déployé un courage admirable, que je qualifierais de stoïque si j'oubliais que je parle d'un homme religieux ou de chrétien, si j’oubliai qu'il était resté fidèle à la foi de ses pères. Peu de jours avant de mourir, il voulut examiner lui-même le plan d'un tombeau qu'il avait ordonné, et, comme ses enfants en pleurs voulaient le détourner d'une semblable pensée : « — Qu'est-ce que cela fait ? disait-il ; est-ce que vous ne savez pas que je dois mourir ? Cela n'est rien ; consolez-vous et ne pleurez pas. »

Auguste Voisembert.

Les enfants de M. Émile Pereire et son frère Isaac ont assisté à ses derniers moments, dont les détails sont touchants et navrants à la fois. Seul, le moribond avait conservé son sang-froid et consolait de son mieux ceux qui allaient lui survivre. Jusqu'à la dernière minute, l'esprit de l'éminent financier a gardé toute sa lucidité. Il n'a pas eu d'agonie. Sa vie est partie comme s'éteint la lumière d'une lampe qui n'a plus d'huile. Cette mort est d'autant plus poignante, que depuis quelques jours la santé d’Émile Pereire s’était sensiblement améliorée et qu'on le croyait absolument hors de danger.

Ce n'est que mercredi à quatre heures et demie que le docteur Archambaud, ayant constaté qu'un caillot de sang venait de remonter au cœur, déclara à M. Isaac qu'il fallait s'attendre à la mort du malade d'une minute à l'autre.

Quelques heures après, en effet, la fatale prédiction du docteur s'accomplissait.

M. Émile Pereire était âgé de soixante-quatorze ans. Il laisse quatre filles mariées et deux garçons.

Tout récemment, la famille Pereire avait fait construire un caveau au cimetière Montmartre. Le corps du défunt y sera déposé et, dans quelques jours, celui de Mme Pereire, morte il y a quelques années, inhumé provisoirement au Père-Lachaise, viendra le rejoindre.

On s'est inscrit en foule à l'hôtel Pereire. Le monde financier, le monde politique, le monde artistique sont venus donner une dernière preuve d'estime et un témoignage de regret à celui qui n'est plus. Parmi les premiers inscrits, nous avons remarqué les noms des prince Jérôme Bonaparte et Joachim Murat.

Une dépêche signée comtesse de Pierrefonds, est arrivée à une heure de l'après-midi. C'était la réponse de S. M. l'impératrice Eugénie à un télégramme lui annonçant la mort de M. Émile Pereire.

Marc Gérard.

 
ÉMILE PEREIRE PAR NADAR
ÉMILE PEREIRE PAR NADAR

du mardi 18 juillet 1880

ISAAC PEREIRE
L'Homme privé

M. Isaac Pereire a succombé, hier lundi, à cinq heures et demie du matin, en son château d'Armainvilliers, près Gretz, à un accès de fièvre pernicieuse, dont il avait été atteint pour la première fois mercredi dernier et qui, alors que, l'on croyait la maladie en décroissance, a repris plus violemment dans la journée de dimanche et s'est terminée par la mort.

M. Isaac Pereire était âgé de soixante-quatorze ans. Originaire de Bordeaux, il vint rejoindre à Paris son frère Émile, en 1823, et se rallia un des premiers à la doctrine saint-simonienne. En 1830, il devint réducteur du Globe, d'où il sortit avec le père Enfantin pour collaborer au Temps et aux Débats. C'est dans ce dernier journal qu'il introduisit les premiers compte rendus journaliers de la Bourse, que tous les journaux publient aujourd'hui.

En 1835, lorsque son frère Émile devint directeur au chemin de fer de Saint-Germain, il fut attaché à cette entreprise en qualité de sous-directeur. Depuis lors, il s'est associé à toutes les affaires de son frère, et les noms d'Émile et d’Isaac Pereire se trouvent étroitement unis dans la plupart des grandes opérations financières et industrielles du second empire. M. Isaac Pereire avait épousé, en secondes noces, la fille de son frère, dont il a eu deux enfants, M. Gustave Pereire, marié à Mlle *** et Mlle Pereire, mariée à M. Mir, député et secrétaire de la Chambre.

Depuis une dizaine d'années, M. Isaac Pereire était devenu presque aveugle. S'occupant beaucoup de questions sociales, il a publié sur ce sujet de nombreux travaux, pour lesquels il a eu de non moins nombreux collaborateurs MM. Jules de Précy, Saleta, Félix Hément, etc., etc. Resté jusqu'à la fin fidèle aux opinions Saint-Simoniennes il a élevé toute sa famille sinon dans l'irréligion, du moins dans l'indifférence la plus absolue en matière de foi, ce qui ne l'empêchait pas de contribuer dans une large mesure à l'entretien du culte israélite.

Dans les derniers temps de sa vie, M. Isaac Pereire s'était tout particulièrement dévoué à l'instruction des sourds-muets, au moyen de la méthode d'articulation inventée par son aïeul, Rodrigues Pereire.

M. Isaac Pereire habitait à Paris, faubourg Saint-Honoré, nos 35 et 37, avec toute sa famille, un splendide hôtel, meublé avec tout le luxe et le confortable de la vie moderne.

Tenant peu à faire parade de sa fortune, qu'il cachait même, il a donné dans les superbes salons de cet hôtel nombre de fêtes auxquelles les membres de la famille assistaient seuls.

Depuis assez longtemps déjà, la fortune totale des Pereire avait été constituée, par ses soins, en société civile, dont il était le président, société qui, d'après ses statuts, assurait à chacun des membres de la famille le vivre et le couvert, au prorata de ses revenus.

Aux termes des mêmes statuts, c'est M. Eugène Pereire, fils aîné du défunt, né d'un premier mariage, qui devient de droit le président et l'administrateur de la susdite société.

La mort de M. Isaac Pereire, place également M. Eugène Pereire à la tête des diverses Sociétés suivantes : le Chemin de fer du Midi, le Crédit mobilier espagnol, le Gaz de Madrid, les terrains de la plaine Monceau, le Chemin de fer de Bayonne à Biarritz, la Compagnie générale transatlantique, le journal la Liberté, la Société immobilière en liquidation, l'Exploitation forestière des Landes, etc., etc.

Par deux fois, en 1863 et en 1869, M. Isaac Pereire avait été élu député ; la première fois, par le département des Pyrénées-Orientales, la seconde fois, par le département de l'Aude ; mais le Corps législatif invalida ces deux élections.

Le Financier

M. Isaac Pereire eut sa part de toutes les grandes créations auxquelles le nom de son frère Émile Pereire demeure attaché.

Ils furent, par une collaboration assidue, les initiateurs des chemins de fer en France, les créateurs du Crédit Mobilier, de la Société Immobilière, de la Société générale Maritime, transformée depuis en Compagnie générale Transatlantique, du chemin de fer du nord de l'Espagne, de la canalisation de l'Èbre, de la Banque Ottomane, enfin du Crédit Mobilier Espagnol, qui lui-même a engendré une nombreuse progéniture, Gaz de Madrid, Phénix Espagnol, etc.

On peut attribuer, en outre, une part prépondérante aux frères Pereire dans la constitution du monopole du Gaz et des omnibus par la fusion des compagnies particulières anciennement existantes.

Cette nomenclature, qui embrasse quelques-unes des plus grandes affaires financières de notre temps, a ses rayons et ses ombres. De grands succès et de grandes ruines sont sortis de la forge financière, sur laquelle les deux frères frappaient sans relâche. Pour rester équitable, il faut dire que ces ruines ne proviennent pas d'un vice fondamental ; la conception était ordinairement juste, mais, dans l'exécution, un certain enthousiasme, trop facile aux imaginations méridionales, jetait trop vite les meilleures affaires hors des gonds et les faisait verser contre cet obstacle, à la fois imprévu et irrésistible que M. Thiers avait coutume de nommer « la nature des choses. »

La Compagnie Immobilière, par exemple, lorsqu'elle n'embrassait que les Immeubles de la rue de Rivoli, était une excellente petite affaire ; elle s'agrandit par les affaires du boulevard Malesherbes et de la plaine Monceau, demeurant encore une affaire d'avenir ; mais le boulevard du Prince-Eugène la rendit stérile, et l'adjonction des Immeubles de Marseille la ruina tout à fait. Le Crédit Mobilier, à son tour, fut entraîné par la chute de la Compagnie Immobilière.

Entre les deux frères, Émile et Isaac, il est bien facile de répartir les rôles ; Émile était plutôt l'ingénieur et Isaac plutôt le financier.

Ce financier se doublait lui-même d'un spéculateur dont l'audace n'était égalée que par son habileté. Depuis la mort de son frère Émile, M. Isaac Pereire semblait avoir redoublé d'ambition et de bonheur sur l'immense tapis vert de la Bourse. Les connaisseurs apprécient, comme il convient, la combinaison au moyen de laquelle le capital du Crédit Mobilier Espagnol a été remplacé par des obligations ; mais ils l'admirent, au point de vue de l'art, sans être tentés de l'imiter.

Du fond de son magnifique hôtel du faubourg Saint-Honoré, environné des chefs-d'œuvre de la peinture, qu'il ne pouvait plus voir, M. Isaac Pereire dirigeait, avec une lucidité merveilleuse, les opérations de Bourse les plus considérables et les plus compliquées. Rendons-lui cette justice : c'est que les préoccupations des spéculations n'éteignirent jamais chez lui la passion des intérêts généraux ; l'ancien saint-simonien, l'ami dévoué d'Olinde Rodrigues et d'Enfantin reste fidèle jusqu'à sa dernière heure aux programmes d'amélioration sociale qui étaient la raison de l’École. M. Isaac Pereire croyait au progrès continu de l'humanité par le développement indéfini du travail humain, par la diffusion de l'instruction, par l'amélioration matérielle du sort du plus grand nombre. À ce titre, il a eu sa part dans tout le bien qui s'est fait depuis un demi-siècle. Philanthrope pratique, il a consacré des sommes considérables à des œuvres utiles : maisons d'école et de secours, salles d'asile, fourneaux économiques, etc.

Les pauvres perdent en lui un bienfaiteur infatigable, la spéculation de bourse son plus puissant athlète, le journalisme un écrivain de race, qui traitait avec une véritable supériorité et une rare faculté de développements les hautes questions de finance et d'économie politique.

La rivalité des Pereire avec la vieille banque se traduisait ailleurs que sur le marché des primes et des reports. Fut-ce seulement par hasard que MM. Pereire achetèrent au faubourg Saint-Honoré un terrain contigu à celui que venait d'acquérir M. Nathaniel de Rothschild, et, bientôt après, le château d'Armainvilliers, dans le voisinage de Ferrières ?

La recherche des objets d'art fut le trait dominant de M. Isaac Pereire, comme il est celui de la famille Rothschild ; mais il y avait ici mieux qu'un désir d'imitation et le goût personnel fut pour beaucoup dans la formation du musée qui orne les vastes salles de l'hôtel Pereire, à Paris.

Un autre genre de collection, toute naturelle chez un enfant de la Garonne, ce sont les vins. Au moment de la Commune, les caves du faubourg Saint-Honoré contenaient la récolte complète des crus appartenant à MM. Pereire pour les années 1868 et 1869. Elles furent intelligemment préservées contre la soif inextinguible des fédérés par Jules Alix, l'homme aux escargots, qui occupait la mairie de la rue d'Anjou pour le compte de la Commune.

...

La fortune n'était pas le seul auxiliaire qu'ils eussent à leur service ; chez eux le goût dominait l'argent. Il suffit pour s'en convaincre de se rappeler ce qu'était la côte d'Arcachon avant que les deux célèbres financiers s'en fussent occupés.

C'est à eux, il faut le reconnaître, qu'est due à Arcachon cette ville d'hiver si chère aux malades et particulièrement à ceux qui sont atteints d'affections de poitrine.

En très peu de temps, ils transformèrent les sables d'Arcachon en une station balnéaire de premier ordre. Ils y tracèrent des boulevards ; ils y construisirent des chalets et des villas, des hôtels, un théâtre, un casino, la ville d'hiver dont nous parlions plus haut, et transformèrent enfin en une ville, cette partie déserte et presque ignorée jusqu'alors du département de la Gironde.

C'est à leur initiative qu'est due la ligne ferrée qui va de la Teste à Arcachon.

...

Y.

 
TOMBEAU D'ÉMILE ET D'ISAAC PEREIRE
CHEMIN DE FER DE PARIS À SAINT-GERMAIN • EMBARCADÈRE DE LA PLACE DE L'EUROPE EN 1837
CHEMIN DE FER DE PARIS À SAINT-GERMAIN • EMBARCADÈRE DE LA PLACE DE L'EUROPE EN 1837
LE JOURNAL DES DÉBATS DU 25 AOÛT 1837

vendredi 25 août 1837

INAUGURATION DU CHEMIN DE FER
DE PARIS À SAINT-GERMAIN

Paris vient de s'enrichir d'une gloire nouvelle ; la même année qui lui a donné l'obélisque de Luxor et l'Arc-de-Triomphe de l’Étoile, lui donne encore un chemin de fer. Que dis-je, un chemin de fer ? C'est toute la forêt de Saint-Germain que Paris vient de conquérir ; paisible conquête de l'industrie ! Maintenant ces vieux arbres, cet illustre château, cette terrasse l'orgueil et la joie du Parisien, du haut de laquelle il semble contempler à loisir tous les royaumes du monde, la ville et la forêt de Saint-Germain, ce charmant pèlerinage, elles sont aux portes de Paris. Hier encore, aller à Saint-Germain, c'était un voyage ; aujourd'hui il ne s'agit plus que de sortir de sa maison. C'est tout un monde que nous venons de conquérir. C'est maintenant que le Parisien se peut écrier dans son enthousiasme : Novus mihi nascitur ordo !

Il y a à peine deux heures, nous étions encore arrêtés dans cette belle place de l'Europe qui domine tout ce quartier de la ville. Déjà, autour de cette place, sont venues se grouper, dans un ordre admirable, un grand nombre de maisons charmantes, attirées par le bruit, par le mouvement, par la vie intérieure et extérieure que va jeter tout à l'entour cette voie nouvelle. Notre regard suivait avec une avide attention ce léger sillon de fer qui s'en va tout droit, en courant sans reprendre haleine, jusqu'à cette montagne de Saint-Germain, chargée de maisons blanches et couronnée de verdure. C'est un admirable sillon profondément jeté à travers ces terres incultes ou cultivées. Tout à coup, on nous avertit que M. le duc d'Orléans arrive, et que tout à l'heure nous serons arrivés à Saint-Germain, et cependant nous n'étions pas encore partis !

M. le duc d'Orléans n'est pas arrivé seul. La Reine, heureuse de donner l'exemple, a voulu être la première à essayer le chemin de fer. Avec la Reine est venue Mme la duchesse d'Orléans, sont venus les jeunes princesses, le duc d'Aumale, le duc de Montpensier, M. le comte de Flahaut, les aides-de-camp de service et les officiers d'ordonnance, M. le ministre du commerce, le préfet de la Seine, le préfet de police, M. le directeur-général des ponts-et-chaussées, M. le comte de Medem de l'ambassade de Russie M. Jacques Lefebvre, député, M. Gauthier, pair de France, et quelques heureux de la foule. Maintenant la fête était complète, le succès du chemin de fer était déjà assuré. Qui donc maintenant, parmi nos plus timides petites maîtresses, osera avoir peur de se confier à une route essayée par la duchesse d'Orléans et par la Reine ? Certes c'est là ce qui s'appelle donner l'exemple et le donner bravement. Grâce à elles, toutes les belles dames de Paris, et les plus timides et les plus craintives, feront avant huit jours ce long voyage de quelques minutes qu'elles auraient à peine entrepris l'été prochain.

Les augustes voyageurs ont été reçus par MM. le baron James de Rothschild, d'Eichtal, Samson Davilliers et Thurneyssen, administrateurs M. Émile Pereire, directeur, et MM. Lamé et Clapeyron, ingénieurs du chemin de fer, dans une vaste salle toute couverte d'élégantes peintures. On dirait les murailles et le plafond du foyer de l'Opéra. C'est M. Feuchères qui a jeté sur ces murs toutes ces capricieuses figures. Pourtant cette belle salle, ces vastes galeries qui l'entourent, ce riche plafond, ces élégantes murailles tout cela n'est que provisoire. Maintenant que le chemin de fer n'est plus un problème, on espère que bientôt on lui permettra de s'avancer de quelques pas dans l'intérieur de la ville, jusqu'à la Madeleine par exemple, et certes ce serait justice. À quoi bon cacher sur ces hauteurs reculées ce chef-d'œuvre dont nous devons être fiers ? Pourquoi nous forcer à aller chercher nous-mêmes le chemin de fer, quand le chemin de fer ne demande pas mieux que de venir à nous ? Mais vous verrez qu'avant peu, avant six mois sans doute, nous lui ferons tous les honneurs de la ville, et que nous lui dirons comme à un conquérant pacifique : — Soyez le bien venu seigneur !

À deux heures et demie, la Reine, Mme la duchesse d'Orléans, les jeunes princes et les jeunes princesses, montaient dans une de ces immenses et riches voitures qui semblent marcher toutes seules sur ce chemin qui marche et qui les pousse ; M. le duc d'Orléans et M. le duc d'Aumale prenaient place sur une des banquettes de l'impériale, à l'air libre, à côté de M. Clapeyron ; plus de cent cinquante personnes occupaient les berlines fermées, les berlines ouvertes, les diligences, les wagons, etc. Toutes ces voitures tiennent l'une à l'autre par un lien de fer ; mais, qu'elles avancent, qu'elles reculent, qu'elles marchent, qu'elles s'arrêtent, le moindre choc est impossible.

Le matériel de l'administration se compose, jusqu'à présent, de 105 voitures qui peuvent contenir 4070 places. Ainsi donc, par un beau jour de dimanche, tout Paris peut être transporté sur la verdure, sous les frais ombrages de la forêt de Saint-Germain.

Quand tout le monde est placé, on prend les ordres de la Reine, les trompettes donnent le signal du départ, on est parti ! Entendez-vous s'agiter, impatient comme le cheval de Job et comme lui disant : allons ! ce coursier de feu et de fumée qui jette tout au loin le bruit et l'écume ! Noble et intrépide cheval, que rien n'arrête, infatigable, rapide, sans égal, toujours à l'œuvre, n’ayant jamais peur de la route, mais au contraire faisant peur à la route, qu'il parcourt d'un pas toujours égal. Je ne sais rien de plus imposant que cette force irrésistible et cependant obéissante, qui vous entraîne ainsi plus rapide que les vents. À son premier pas, vous l'entendez qui pousse un cri de joie, mais bientôt elle se calme, vous pouvez à peine suivre du regard cette fumée qui vole et qui passe. Où allez-vous ? Demandez-le à cette âme matérielle du monde visible qui vous emporte. À peine vous voyez-vous aller, à peine sentez-vous le mouvement qui vous enveloppe de toutes parts ; on ne marche pas, on glisse, on ne part pas, on arrive ; le vent vous frappe au visage et rafraîchit votre tête brûlante, votre cœur bat plus doucement dans votre poitrine dilatée, vous vous rappelez malgré vous ce vers d'Horace : Album mutor in alitem ! Que dit-on ? que ce chemin de fer est une grave entreprise ? qu'il est une fortune ? qu'il allonge la vie ? qu'il nous triple à coup sûr ce grand et sévère capital qu'on appelle le temps ? qu'il est destiné à faire de la France un vaste jardin dont la capitale et les fleurs seront partout et nulle part ? On calomnie le chemin de fer ; c'est bien mieux qu'un capital, c'est bien mieux qu'une fortune, c'est bien mieux que tout ce que vous pouvez dire, c'est un plaisir inconnu, c'est une émotion sans égale, c'est le plus grand plaisir de ce monde. Gagner du temps ! Qui a dit cela ? Oh ! les belles heures que nous allons perdre au contraire, au milieu des airs, emportés par le chemin de fer !

Autrefois, c'est-à-dire hier, pour aller à Saint-Germain, la route, disiez-vous, était bien belle. Partout de beaux paysages, de frais vallons, de pittoresques montagnes, des eaux murmurantes des bois, des fleurs, de vieux clochers dominant la verdure ; oui, mais cependant il vous fallait descendre dans ces plaines, il vous fallait gravir ces montagnes, il fallait passer ces rivières; vous aviez pour compagnons de voyage assidus le soleil et la poussière ; et quand enfin vous étiez arrivés au but de votre route, quand vous étiez assis sous un vieux arbre de la terrasse, non loin du château qui a vu naître Louis XIV, vous restiez là dans votre fatigue, et tout à coup, sans avoir le loisir d'errer dans ces grands bois, vous pensiez à regagner la ville ; la nuit venait qui couvrait de son ombre tout ce paysage, et vous vous disiez à vous-même en revenant : que la route est longue ! qu'elle est obscure ! Tout pauvre homme que je suis, j'aime encore mieux me promener à travers les chevaux et les équipages du bois de Boulogne, dans la poudre et à pied.

Mais à présent, c'est à présent qu'il faut parler de Saint-Germain et de sa belle route ! Ces ombrages courent devant vous comme un frais cortège. C'en est fait, toute vallée est comblée, toute montagne est aplanie. La vallée n'a plus pour vous qua ces deux bras qu'elle vous tend d'un air maternel, la montagne s'ouvre d'elle-même pour vous faire passage ; si la terre résiste, la vapeur qui vous emporte traverse la terre étonnée et grondante ; le fleuve, vous le passez à pied sec, la flèche du haut clocher, vous la touchez de la main ; tout vous sourit, tout vous appelle, tout vous favorise ; vous foulez aux pieds la poussière, vous défiez le soleil à la course, et à peine êtes-vous parti que vous voilà tout d'un coup étendu sur le gazon en vous disant : — déjà !

Alors vraiment cette belle forêt de Saint-Germain est à vous. Vous en êtes le maître absolu. Vous avez tout un jour pour la parcourir dans tous les sens. Ne craignez rien, vous arriverez toujours assez tôt à la porte de votre demeure. Courez tout le jour, dormez si vous voulez dormir, cherchez l'ombre ou cherchez le soleil, ou cherchez des vers, (vaine recherche !) ne craignez rien, pour peu que la nuit venue, vous songiez à repartir, en un clin d’œil vous êtes chez vous tout chargé de parfums, de gaîté, de calme de repos, de bonheur.

Il y a un conte de fées où il est parlé d'un tapis enchanté. À peine assis sur ce tapis, vous pensez où vous voulez aller et vous y êtes. Dans ce tapis ne reconnaissez-vous pas et clairement prédits les chemins de fer ?

Ne parlons donc pas d'affaires, ne faisons pas de statistique à propos du chemin de fer de Saint-Germain. Par Vulcain, rien ne serait plus facile ! À ma place il y en a qui vous diraient : — approchez-vous ! Voici un chemin de 18,450 mètres, la voie a un mètre 50 centimètres de largeur ; l'entrevoie, 1 mètre 80 centimètres ; les bords en dehors des voies, 1 mètre 4 centimètres. Voilà qui va bien. Quant au souterrain des Batignolles, il est divisé en deux galeries ; chacune de ces galeries a deux voies d'une largeur de 7 mètres 40 cent. ; la hauteur n'est pas moins de 6 mètres, il a plus de 400 mètres de longueur ? Ne serons-nous pas bien avancés, quand nous saurons toutes ces belles choses ? Et si notre homme ajoute que le chemin de fer traverse dix-huit ponts, trois ponts sur la Seine que direz-vous ? Et s'il vous explique comment il y a un 300 millionième de plus à tirer en venant de Saint-Germain à Paris, qu'en allant de Paris à Saint-Germain, ne serez-vous pas un homme bien instruit ? Et s'il ajoute qu'à l'entrée de la ville, le rayon des courbes est diminué à 900 mètres, irez-vous par hasard faire le signe de la croix ? Mais, tenez, je veux que vous en ayez le cœur net ; baissez-vous et pesez-moi ces rails ? qu'en dites-vous ? Vous trouvez qu'ils sont bien lourds, n'est-ce pas ? Dam ! c'est qu'ils pèsent quatorze kilogrammes et demi de plus que les rails du chemin de fer de Saint-Étienne, quinze kilogrammes de plus que les premiers rails du chemin de Liverpool !

Si vous n'êtes pas satisfaits de toute cette érudition, mon homme va entreprendre ab ovo l'histoire des chemins de fer. Il commencera par vous prouver que les routes des Romains, les canaux, les chemins de tout genre et de toute espèce, ne sont guères que de misérables façons d'aller ; à peine daignera-t-il compter pour un chemin, le Rhône ou le Rhin, en descendant le fleuve, bien entendu. Allons toujours, vous savez que les chemins de fer ne sont pas encore à l'usage du savant qui fait montre de sa science. Notre savant vous dira donc que le premier chemin de fer qui a été entrepris était en bois. M. Beaumont de Newcastle, en 1676, établit à l'usage du charbon, un chemin de ce genre qui n'eut aucun succès. Le second chemin de fer fut fait en bois recouvert de fer ; le troisième chemin de fer fut fait en fonte ; on n'arriva qu'avec bien de la peine au chemin de fer en fer. En ce temps-là, deux poulies ou un mauvais cheval remplaçaient la vapeur. La première fois qu'on se servit de la vapeur, la vapeur ne marchait pas, elle, tirait à elle le wagon. On ne lui avait pas dit encore : Marche ! marche ! Mais en 1810, le signal fut donné : l'Angleterre, qui n'a pas inventé la vapeur, mais qui s'en est servie la première, allait déjà comme une grande et savante majesté sur ses chemins de fer, que nous n'en étions encore qu'à la marmite autoclave pour machines et aux montagnes russes pour rail-ways. Ainsi, Liverpool et Manchester, Carlisle, Newcastle, le comté de Glamorgan, Cardiff et Mestyr-Tydwill, Cromford et High-Peak, Birmingham et Bristol, Leeds et Selby, Canterbury et Whistable, l’Écosse et l'Irlande, eurent bientôt leurs chemins de fer en fer.

À ce propos notre homme ne manque pas de vous arrêter sur le chemin de Londres à Greenwich, dont le viaduc est élevé sur mille arches de 22 pieds au dessus du sol, et qui a coûté 11 millions. —Quant aux locomotives, elles ont subi autant de révolutions que le fer des chemins. Elles n'ont été d'abord que des rosses poussives, bonnes tout au plus pour les coucous de Saint-Germain ; elles se sont bientôt élevées à la dignité de cheval de fiacre, puis elles ont fait le service d'un bon cheval normand ; à présent elles défient à la course, et en leur donnant une heure à l'avance sur soixante minutes, tous les chevaux anglais de lord Seymour. Et voilà ce qui s'appelle aller.

Quant à vous dire comment on est arrivé à perfectionner ces machines roulantes à volonté, rien n'est plus simple. On les a montées sur six roues ; on a placé les cylindres à l'intérieur ; on a agrandi la boîte à feu, ce qui fait que le cheval mange un peu plus d'avoine. Bref, cela est aussi clair que la bossette et la gourmette du cheval de Chérubin.

Là dessus, notre homme vous raconte aussi, en calculant sur ses doigts, que, bon an mal an, et en attendant mieux, l'Angleterre transporte sur ses chemins de fer 10 millions de voyageurs, 300,000 bêtes à cornes, sans compter 1 million 700,000 moutons et cochons ; disant cela, notre homme est prêt à sourire de pitié sur le chemin de fer de Saint-Germain.

Non, non, ne méprisez pas notre chemin de fer. C'est justement là pourquoi je l'aime ; parce qu'il ne comptera pas les tonnes de marchandises comme un vaisseau américain, parce qu'il n'aura à transporter ni un demi-million de bêtes à cornes, ni un demi-million de cochons ; parce qu'il est beaucoup moins un chemin pour les marchandises que pour les douces joies de la ville ; parce qu'il est destiné à porter beaucoup plus de jeunes gens amoureux que de spéculateurs de cinquante ans ; parce qu'il est une fête pour Paris et non pas un lucre ; parce qu'il mène dans les champs et non pas dans les fabriques de bas de coton, parce qu'il est leste, joyeux paré, animé par le plaisir. Voilà pourquoi je l'aime, parce que c'est le chemin qui mène à la campagne, qui vous apporte l'ombre, les fleurs, les eaux, les fruits, le lait chaud, les œufs frais, les gâteaux de Nanterre, la forêt, les chansons, les courses joyeuses, l'air, le ciel et le printemps.

Mais voici notre savant qui reprend son texte commencé. — Que serait-ce donc si vous aviez vu le chemin de fer de Manchester à Liverpool, un tunnel qui traverse Liverpool sur une étendue de plus d'un mille et un quart, à une profondeur de cent vingt-trois pieds au dessous du sol ? Voilà une galerie ! Vingt-deux pieds de largeur sur seize pieds de hauteur ! Et les chemins des États-Unis, qu'en dites-vous ? Voilà des chemins à qui on n'a pas marchandé la terre, qui circulent librement et sans entraves, qui n'ont à renverser sur leur passage ni les parcs, ni les grilles, ni les murailles, ni les maisons, ni les châteaux ! Ils enveloppent de mille circuits infinis, toute l'Amérique ; ils circulent dans ce grand corps, comme le sang humain dans les veines ; entre Boston et Providence on fait dix-sept lieues eu deux heures on va de New-York à Philadelphie (trente-quatre lieues) en cinq heures et demie ! Et si vous saviez qu'on a tracé un chemin entre Philadelphie et Washington et tant d'autres, d'autres dont l'œil de l'aigle pourrait à peine suivre le vol immense, que penseriez-vous, Monsieur ? Vous diriez avec moi, en soupirant de regret et de pitié, que ce sont là véritablement des chemins de fer !

Ainsi parlent les savans ; mais nous autres nous sommes moins ambitieux et plus modestes. Notre chemin de fer de Saint-Germain n'a que quatre lieues et demie, mais ce sont quatre lieues dans le plus beau pays du monde ; son plus long souterrain n'a que 264 mètres, mais c'est une voûte si belle et si légère ! Il ne compte, il est vrai, que dix-huits ponts, mais sous trois de ces ponts coule lentement l'eau transparente ; un de ces ponts, le pont courbé, est même dit-on, un chef-d'œuvre. Que voulez-vous ? Nous ne sommes encore ni des Anglais ni des Américains, Dieu merci ! Nous ne sommes pas tous et tout-à-fait des hommes d'affaires et rien que des hommes d'affaires. Si nous ne manquons pas de marchands, Dieu nous a fait la grâce de ne pas manquer non plus d'artistes, de poëtes, de musiciens, de jeunes gens, d'amoureux, de flâneurs. En Amérique on dit que les chemins chôment le dimanche ; eh ! notre chemin de Saint-Germain est justement un chemin fait tout exprès pour le dimanche. Le dimanche sera l'Automédon le plus gracieux, le plus actif, le plus alerte du chemin de fer.

Voilà encore pourquoi nous aimons notre chemin de fer ; il est fait pour le jour du repos ; les vôtres, au contraire (je parle aux Américains), marchent tous les jours, excepté les jours de fête. Vous, quand vous vous mettez en voyage, vous prenez vos vieux habits et vos vieux chapeaux, vous dîtes adieu à vos enfans et à vos femmes, et vous courez bien souvent après une banqueroute ! Nous, quand nous irons sur le chemin de fer, nous mettrons nos plus beaux habits et nous dirons à nos enfans et à nos femmes, venez partager notre joie ! Ce sont là de notables différences. Croyez-moi, c'est déjà quelque chose d'assez curieux et d'assez rare un chemin de fer, où l'on comptera, non pas les tonneaux de marchandises, mais les gens heureux qui passent. Ne cherchez pas une autre cause à cet immense concours de curieux de toutes sortes qui assiègent déjà toutes les avenues de Saint-Germain ; s'ils ne voyaient entre les deux rails de fer que des écus d'or et des lettres de change qui passent, ils n'iraient pas si vite pour les voir et pour les saluer. L'homme ne bat guère des mains aux écus qui lui viennent, mais il salue de bon cœur la joie universelle. Cette joie est la joie de tout le monde ; cette marchandise, ces écus qui passent, ne sont que les marchandises et les écus de quelques uns. Ce que je dis là, je l'ai vu dans le premier chemin de fer qui ait été entrepris en France, le chemin de fer de Saint-Étienne. Quand on l'entreprit on ne pensait qu'au charbon de terre qu'il devait transporter. On avait calculé avec soin toutes les tonnes de charbon que renfermait le bassin houiller de Saint-Étienne, on n'avait pas songé un seul instant aux hommes qui vivaient sous le soleil. En ce lieu, dans ces montagnes, les marchandises étant tout, l'homme rien, l'homme ne devait venir qu'après la marchandise et quand la marchandise le permettrait. La houille d'abord, les voyageurs, ensuite ; si bien qu'il fallut que l'homme eût bien peu de cœur pour cheminer ainsi et comme un vil mendiant, en concurrence avec la houille, sur un chemin qui appartenait à la houille.

Toujours est-il que depuis le premier jour de son inauguration, et fidèle à sa mission de charbonnier, de fondeur, de maître de forges, de chef d'usines, d'exploitateur [sic] de minerai, le chemin de fer a conservé son aspect triste, morne, commercial. On voit trop que la houille, le fer, les ballots, sont les vrais maîtres de cette voie rapide. Le voyageur humilié la traverse en silence. Pas un éclat de voix, pas un éclair de gaîté ; mais, au contraire, on se parle à l'oreille, on se tait, on se fait petit pour laisser plus de place à la houille qui passe. Sur un pareil chemin l'homme qui passe se sent humilié, et en effet il ne passe qu'en contrebande.

Non certes, il n'en sera cas ainsi du chemin de fer de Paris à Saint-Germain. Ce chemin-là appartient aux voyageurs et aux plus jeunes encore, et aux plus oisifs encore, et aux plus heureux. — Place à l'homme avant tout, — place aux jeunes gens, place aux jeunes filles, place aux plaisirs ; les affaires et les ballots viendront demain.

Telles étaient mes pensées confuses, et bien confuses en effet ; car si j'avais pensé seulement la moitié de ce que je vous dis là, j'aurais eu le temps défaire vingt fois la route. Cependant vous est-il arrivé quelquefois d'aller très vite et de couper votre pensée en trois parties ? La première partie marche au devant du postillon en faisant claquer son fouet ; la seconde partie vous suit en chantant tout bas comme un chasseur de bonne maison mal élevé ; la troisième enfin cause familièrement avec vous, à moitié endormi et sans que vous preniez la peine de lui répondre… — Cette admirable ubiquité de l'homme qui va au grand galop de quatre chevaux, vous ne l'avez jamais plus éprouvée que sur le chemin de fer. En effet ce ne sont pas quatre chevaux qui vous entraînent, ce sont cinquante chevaux qui courent. — Voici donc que tout d'un coup, un nuage passe sur nous, nuage mêlé de fumée, ce n'est rien, ce sont 264 mètres d'une voûte admirable qui ont glissé légèrement sur nos têtes ; au sortir de cette voûte vous glissez par un mur de tranchée, jusqu'à l'aqueduc de ceinture. Mais comment voulez-vous que je compte toutes ces choses qui s'enfuient ? Les ponts sur la Seine, ces cinq ponts qui eux-mêmes dominent d'autres ponts- moins élevés, ces tranchées qui s'enfoncent jusqu'à six mètres, ces remblais de vingt mètres de hauteur, une carrière de pierre traversée, ou pour mieux dire tranchée comme par le rasoir, — travaux de géans dans un si petit et si glorieux espace. — Voici déjà Asnières ; saluez l'Arc-de-Triomphe, noble pierre chargée de nos victoires et de nos grands hommes, qui s'élève aussi haute et plus fière que les montagnes. Voyez s'enfuir dans le nuage la flèche de Saint-Denis que vient encore de frapper la foudre impuissante ; dans ce lointain lumineux brillent doucement, comme des reines, mais comme des reines bourgeoises, les îles royales de Neuilly ; cet immense jardin anglais, c'est Colombes à l'église gothique ; voici Nanterre. Autrefois elle arrêta les Normands ; et qu'ils seraient confondus ces hardis brigands, s'ils entendaient passer au pas de course cette musique militaire qui nous accompagne ! Cependant regardez ces pentes charmantes, ne dirait-on pas que toute cette verdure se précipite doucement dans les flots, comme fait le soleil le soir ? C'est le Mont Valérien qui se penche ainsi pour regarder cette tempête qui passe en voiture. — Procella ex astris !

Ainsi tout s'enfuit et tout passe devant nous, églises, presbytères, châteaux, maisons blanches aux volets verts, rêve de Jean-Jacques ! Églises à la flèche élancée, vieux arbres aux branches touffues, vignes aux feuilles plus jaunissantes que les grappes ! Laissez Nanterre se choisir une rosière de cette année, saluez Rueil, qui se souvient du cardinal de Richelieu. Hélas ! s'il l'eût voulu, le terrible cardinal, depuis cent cinquante ans la vapeur serait au nombre des puissances. C'est une touchante histoire qui se lit dans les lettres de cette folle et belle Marion de Lorme à M. de Cinq-Mars. Un jour un vieux homme, sans cheveux, se présente chez le cardinal de Richelieu, et tout en tremblant, il démontre à son Éminence, comment avec un peu d'eau bouillante, lui le vieil homme il a trouvé le moyen de soulever le monde. Le cardinal lui répond qu'il est fou. Le vieillard insiste, le cardinal ordonne qu'on le jette à la Bastille, et delà à Bicêtre, car le premier inventeur de la vapeur est mort fou, et il y avait de quoi être fou ! Mais aussi, pauvre homme ! de quoi s'avisait-t-il, dire au cardinal de Richelieu : j'ai trouvé une force plus puissante que vous, Monseigneur ! ce n'est rien qu'une goutte d'eau qui n'est même plus une goutte d'eau, qui est réduite à l'état de vapeur ! Si le cardinal de Richelieu ne l'eût pas cru un fou, il eût fait tuer cet homme ; lui, souffrir une pareille découverte ! lui qui n'a pas pardonné au grand Corneille d'avoir découvert le Cid !

Mais à Rueil, si le cardinal a passé, s'est reposée enfin dans la tombe cette bonne et touchante impératrice Joséphine ; plus loin le village de Croissy se regarde complaisamment dans l'eau du fleuve. À cet instant la vue est admirable ; vous laissez à votre droite le pont de Chatou, et par une légère courbe, vous pénétrez dans la forêt de Vésinet. C'est le Roi qui l'a permis ; il n'a rien refusé au chemin de fer, il lui a laissé abattre les arbres qui gênaient son passage, il lui a livré toute la terre dont il avait besoin ; la terre que tu foules est à toi ! II faudrait en France beaucoup de propriétaires comme celui-là, et vous verriez marcher les chemins de fer !

Mais arrêtons-nous ! nous sommes arrivés !

Il y avait vingt-cinq minutes que nous avions entrepris ce voyage de quatre lieues et demie. Il faut tout dire, nous étions en retard d'une minute et quelques secondes. J'ai vu M. Émile Peyreire [sic] froncer le sourcil ; il était sur le point de gourmander sa machine ; j'ai vu le moment où il allait lui dire : Je crois que j'attends !

M. Émile Peyreire est une de ces volontés fermes et intelligentes qui peuvent et qui doivent mener à bonne fin les entreprises les plus difficiles. Il a été secondé, dans cette œuvre par plusieurs esprits de sa trempe : MM. Lamé, Clapeyron, d'Eichtal et Michel Chevalier. Ce noble esprit de tant d'avenir s'est promené plus d'une fois sur cette ligne ainsi tracée ; il a appliqué à cette place, la science qu'il avait été chercher dans les États-Unis d'Amérique. Avec de pareilles intelligences, avec de pareilles volontés, avec le crédit d'un Rothschild, avec la Reine et Mme la duchesse d'Orléans pour commencer le premier voyage, le moyen de ne pas réussir !

Un autre jour nous aurions monté nous aussi jusqu'au château de Saint-Germain fondé par Louis-le-Gros en 1124 ; nous aurions cherché avec respect les traces effacées de François Ier, de Henri IV et de Louis XIII ; nous nous serions promenés sur cette belle terrasse qui commence au château et qui se perd an loin dans la forêt. Mais au rond-point où s'arrête le chemin de fer en attendant qu'il reprenne sa course, un vaste pavillon s'élève ; là une collation des plus élégantes et du goût le plus délicat, a été offerte aux augustes voyageurs ; les vins les plus frais, les plus beaux fruits de l'automne, les porcelaines en vieux Sèvres, la vieille argenterie, tout le luxe fondé sur une grande affaire, et sur une longue suite d'affaires, avait été déployé dans cette vaste galerie ; en même temps les autorités de Saint-Germain, les populations voisines accouraient de toutes parts, hommes femmes, enfans, les gardes nationales l'arme au bras ; le canon se faisait entendre des hauteurs de Saint-Germain ; les chevaux des dragons et des gardes municipaux se cabraient, effrayés de ce nouveau rival qui vomissait la flamme et la fumée, et qui doit les remplacer tous un jour.

À peine arrivé, M. le duc d'Orléans passait en revue la garde nationale de Saint-Germain. Du haut en bas de la montagne, c'étaient des fanfares, c'étaient des tambours, c'étaient des cris prolongés de vive le Roi !

En effet, il manquait seul à cette fête parisienne et bientôt nationale, ce Roi qui l'autre jour encore inaugurait Fontainebleau et Versailles. Tous les regards reconnaissans le cherchaient dans cette foule, et chacun le saluait sans le voir.

Après une demi-heure de repos (rien ne fatigue comme l'étonnement et l'admiration), on remonte en voiture ; le peuple bat des mains, et de plus belle sur le passage de cet immense convoi ; et que dire encore ? Nous avons été si vite, que nous avons regagné la minute que nous avions perdue. Cette fois, nous étions arrivés que nous n'étions pas encore partis.

M. le duc d'Orléans est revenu plus tard par un autre convoi. Après avoir examiné avec un soin curieux et intelligent tous les plans de MM. Lamé et Clapeyron, il a voulu s'arrêter au pont sur la Seine à Chatou, au pont Biais au dessus de la route de Chatou, à Nanterre, au pont d'Asnières, et au souterrain des Batignolles. Il a plusieurs fois manifesté toute son admiration pour ces beaux et savans travaux, et a adressé les complimens les plus flatteurs aux chefs de cette vaste entreprise.

Après avoir remercié de la manière la plus gracieuse les administrateurs et le directeur de tout le plaisir que leur avait fait éprouver leur voyage, la Reine et M. le duc d'Orléans ont laissé des marques de leur générosité pour les ouvriers de la compagnie.

Ici s'arrête ce récit dix fois plus long que le voyage ; je pouvais dire, en effet, dès la première ligne de cet article :

Le chemin dont je parle est déjà loin de moi !

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