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SOUVENIRS FERROVIAIRES AU CIMETIÈRE DE MONTMARTRE

EDMOND (1822-1896) & JULES DE GONCOURT (1830-1870)

LA RUE DE RIVOLI DANS LA MATINÉE DU 24 MAI 1871 TABLEAU DE IGNACIO LEÓN Y ESCOSURA (OVIEDO 1834, TOLEDO 1901)
LA RUE DE RIVOLI DANS LA MATINÉE DU 24 MAI 1871
TABLEAU DE IGNACIO LEÓN Y ESCOSURA (OVIEDO 1834, TOLEDO 1901)

JOURNAL DES GONCOURT

23 août 1862. — Gautier dîne à côté de nous chez Peters. Il revient d’inaugurer les chemins de fer algériens, et il est furieux contre la civilisation, les ingénieurs qui abîment les paysages avec leurs rails, les utilitaires, tout ce qui met dans un pays une saine édilité. Se tournant vers Claudin qui vient de s’asseoir à sa table : « Toi tu aimes cela… tu es un civilisé. Mais nous, nous trois, avec quatre ou cinq autres, nous sommes des malades… des décadents… non, plutôt des primitifs, non, encore non, mais des particuliers bizarres, indéfinis, exaltés. Il y a des moments, oui, où je voudrais tuer tout ce qui est : les sergents de ville, M. Prudhomme, M. Pioupiou, toute cette cochonnerie-là… Claudin, vois-tu, je te parle sans ironie, je t’envie, tu es dans le vrai. Tout cela tient à ce que tu n’as pas comme nous le sens de l’exotique. As-tu le sens de l’exotique ? Non, voilà tout… Nous ne sommes pas Français, nous autres, nous tenons à d’autres races. Nous sommes pleins de nostalgies. Et puis quand à la nostalgie d’un pays se joint la nostalgie d’un temps… comme vous par exemple du XVIIIe siècle… comme moi de la Venise de Casanova, avec embranchement sur Chypre, oh ! alors, c’est complet…

2 juin 1864. — En chemin de fer pour Gretz, près de Fontainebleau… Il a plu, il fait du soleil. Le ciel, les arbres, les prairies, tout est enveloppé au loin d’une vapeur laiteuse, semblable à un léger blanc de gouache, répandu sur une aquarelle.

Hier j’ai mangé dans de la vaisselle plate, aujourd’hui dans de la terre de pipe ; j’aime ces contrastes.

— À la campagne il semble que le matin, il y ait de l’air neuf.

2 novembre 1865. — En chemin de fer pour Bar-sur-Seine. Quatre heures et demie. Une ronde lune jaune. Un ciel presque indéfinissable du plus fin cobalt, d’un bleu pareil au bleu au-dessus des montagnes où il y a de la neige. Les petits tons grillés de l’automne noyés dans une vapeur où se perd la sourde et harmonieuse richesse des valeurs fanées. Les arbres, — une légèreté dorée — apparaissant dans la nuit comme feuilles de brouillard.

— La province dépasse le Roman. Jamais le Roman n’inventera la femme d’un commandant de gendarmerie mettant en vers les sermons du vicaire.

6 novembre 1865. — … Sur le chemin de fer, il y avait une voiture avec un coupé et des volets fermés. On y a fait monter des femmes qui pleuraient dans des mouchoirs de cotonnade bleue. Des oiseaux qui étaient posés sur la voiture se sont dépêchés de s’envoler… J’ai lu alors : SERVICE DES PRISONS.

14 février 1866. — Les petits esprits, qui jugent hier avec aujourd’hui, s’étonnent de la grandeur et de la magie de ce mot avant 1787 : le Roi. Ils croient que cet amour du Roi n’était que la bassesse des peuples. Le Roi était simplement la religion populaire de ce temps-là, comme la Patrie est la religion nationale de ce temps-ci. Et peut-être, quand les chemins de fer auront rapproché les races, mêlé les idées, les frontières et les drapeaux, il viendra un jour où cette religion du XIXe siècle paraîtra presque aussi étroite et petite que l’autre.

17 septembre 1868. Oui, c’est bien à nous la maison et le jardin, mais dans cette maison, — nous qui fuyions le bruit de Paris, — il y a le bruit d’un cheval, en une écurie invisible, dans la maison de droite, et le bruit d’enfants criards et pleurards dans la maison de gauche, et le bruit du chemin de fer qui passe devant nous, grondant, sifflant, et faisant tressauter l’insomnie.

21 août 1870. — Au bois de Boulogne. À voir sous la cognée tomber ces grands arbres, avec des vacillements de blessés à mort, à voir là, où c’était un rideau de verdure, ce champ de pieux aigus, luisant blanc, cette herse sinistre, il vous monte de la haine au cœur pour ces Prussiens, qui sont cause de ces assassinats de la nature.

Je reviens, tous les soirs, en chemin de fer, avec un vieillard dont je ne connais pas le nom, un vieillard intelligent et bavard, qui semble avoir vécu dans tous les mondes, et en posséder la chronique secrète. Il parlait hier de l’Empereur, et racontait son mariage au compartiment, dans lequel j’étais. L’anecdote, prétendait-il, lui avait été contée par Morny, qui disait la tenir de la bouche de l’Empereur. Un jour, l’Empereur demandait à Mlle de Montijo, avec une certaine insistance, et faisant appel à sa parole, comme on en appellerait à l’honneur d’un homme, lui demandait si elle avait jamais eu un attachement sérieux ? Mlle de Montijo aurait répondu : « Je vous tromperais, Sire, si je ne vous avouais pas que mon cœur a parlé, et même plusieurs fois, mais ce que je puis vous assurer, c’est que je suis toujours Mlle de Montijo ! » Sur cette affirmation, l’Empereur lui disait : « Eh bien, mademoiselle, vous serez impératrice ! »

Saint-Victor me disait ces jours-ci, — et il est tout là : — « Quel temps, où l’on ne peut plus lire un livre ! »

26 août 1870. — Au chemin de fer de l’Est. Au milieu de caisses, de paniers, de paquets de vieux linge, de corbillons, de bouteilles, de matelas, d’édredons, liés ensemble avec de grosses cordes, maintenant un peu l’assemblage branlant et dégringolant de toutes ces choses disparates, les yeux vifs de petits paysans, enfouis, calés, dans les trous et les interstices. Et devant, avec un chien de chasse sur ses pieds, et une béquille posée à côté d’elle, une vieille lorraine, en bonnet brun piqué, qui tire de temps en temps, d’un cabas, le raisin noir de la vigne de là-bas, qu’elle passe à ses petits-enfants.

Vendredi 16 septembre 1870. — Aujourd’hui je m’amuse à faire le tour de Paris par le chemin de fer de ceinture.

C’est un curieux spectacle que celui de cette vision, rapide comme la vapeur, saisissant, au sortir de la nuit d’un tunnel, des lignes de tentes blanches, des chemins creux où passent des canons, des berges de fleuves aux petits parapets crénelés d’hier, des débits avec leurs tables et leurs verres sous le ciel, et dont les cantinières improvisées, se sont cousu des galons au bas de leurs caracos et de leurs jupes : vision, à tout moment, interrompue et barrée par l’obstacle d’un haut talus, au bout duquel se retrouve l’éternel horizon du rempart jaune, surmonté de petites silhouettes de gardes nationaux. Partout la guerre… Et à chaque instant les plus charmants motifs pour la peinture. Ici, dans une cépée d’arbres, un atelier de gabions et de fascines, et la note bleue des blouses dans l’abatis lilas et vert des arbres ; là, accrochée à un petit monticule, entre des troncs d’arbres, l’installation presque aérienne de la cuisine et des lits à la Robinson, de soldats du génie.

À la station de Bel-Air, grande émotion. Les employés, avec des gestes fiévreux, me racontent qu’on vient d’arrêter le maréchal Vaillant, qui indiquait à un Prussien les endroits faibles des fortifications, et s’indignent qu’on n’ait pas fusillé le traître sur place. Toujours Pitt et Cobourg ! Dans les grands dangers, la bêtise augmente d’une manière formidable.

Je descends au boulevard d’Ornano. Il passe au même instant, armé de pelles et précédé de clairons, un bataillon de marine, qui, dans un instant, a pris possession de la caserne des douaniers, et j’ai le plaisir de voir, à toutes les fenêtres, les intrépides figures, à la gaîté grave, aux yeux de la couleur d’une vague dans du soleil.

Jeudi 22 septembre 1870. — Sur les hauteurs du Trocadéro ; dans l’air ventilant, et tout sonore de l’incessant tambourinement du Champ-de-Mars, des groupes de curieux, au milieu desquels des Anglais corrects, l’étui des courses au dos, tiennent avec des gants glacés, d’énormes jumelles. On voit des jeunes filles, d’une main maigrelette, soulevant avec de jolies maladresses une longue lunette d’approche, tandis qu’elles se bouchent enfantinement un œil, de l’autre main. De distance en distance, les télescopes, qui, pendant la paix, regardent le soleil et la lune, sont braqués sur Vanves, Issy, Meudon, et au milieu des curieux, pyramide sur une petite échelle, un mobile, le fusil au dos, et l’œil au verre grossissant. L’horizon n’est que brouillard et poussière, avec quelques fumées blanches, qu’on suppose des fumées de coups de canon.

En arrière des lorgnettes et des télescopes, éclate la bruyance de garçonnets de quatorze ans, formés en compagnies, et portant, comme drapeaux, des planchettes fixées sur de longues lattes, où se trouve écrit : « Aides d’ambulance, Aides de génie, Aides pompiers : bataillons de gavroches, qui, la cigarette au coin de la bouche, s’improvisent acteurs de la révolution dans du tapage, et quelque chose qui ressemble à une émeute de momaques. Il y a là des frimousses de toutes sortes et des blouses de toutes couleurs, au milieu desquelles sont embrigadés de pâles enfants de troupe, et de roses petits mitrons, à la toque blanche.

Ce soir, en descendant du chemin de fer, tous les voyageurs d’Auteuil regardent, avec un certain sérieux, l’espèce d’armoire blindée, dans laquelle se tiennent à partir d’aujourd’hui les chauffeurs.

Jeudi 27 octobre 1870. — Au viaduc du Point-du-Jour, des accumulations de sable, de chaux, des montagnes de moellons. Un sol défoncé par les charrois, et où les pieds butent dans la boue, contre les rails du nouveau chemin de fer, destiné à doubler l’ancien. Partout des maçons sur des échafaudages, des seaux d’eau montant de la Seine, au bout d’une poulie pittoresque, du mortier qu’on gâche, des pierres volant de main en main, des contreforts qui s’arc-boutent aux murs, de pleines assises qui montent soutenir et étayer l’arcature légère, des machines à vapeur toutes sifflantes. Une presse, une hâte, un travail enfiévré, tel que je n’en ai pas vu encore, et dans lequel semble haleter le patriotisme : — le tableau de l’activité nationale en action, au bruit du canon tonnant sur toute la ligne.

Et à travers les jours et les manques du travail non fini, dans la trajectoire des obus français, un admirable coucher de soleil. On dirait un léger lavis de nuages violets sur une feuille de papier d’or rouge, au milieu de laquelle s’ouvrirait, en éventail, un grand rayon d’or vert, mettant un ton d’aurore pâle sur Saint-Cloud, et parmi les coteaux, déjà endormis et éteints dans le neutralteinte du crépuscule.

Jeudi 29 décembre 1870. … La crapulerie de la garde nationale dépasse tout ce que l’imagination d’un homme bien élevé peut inventer. Je suis en chemin de fer entre trois gardes nationaux, dont chaque geste aviné est presque un coup pour leurs voisins, dont chaque phrase ne peut sortir de leurs bouches qu’accompagnée du mot : « merde. » L’un représente l’ivresse imbécile ; l’autre, l’ivresse gouailleuse et scélérate ; le dernier, l’ivresse brutale. L’ivresse scélérate dit à l’ivresse brutale, pendant le parcours, que le chef de gare vient de donner l’ordre de l’arrêter, quand il descendra, pour le boucan qu’il a fait en montant. Je vois l’homme tirer son couteau, l’ouvrir, et le remettre tout ouvert dans sa poche. Je descends à la première station, peu désireux d’assister à la sortie de wagon de mes voisins. …

Lundi 9 janvier 1871. — Absence d’allants et de venants sur notre boulevard ; seuls, des gardes nationaux se rendant à leur poste, et des brancardiers se dirigeant vers le Point-du-Jour.

L’omnibus est en train de se replier en arrière, et je vois le déménagement du dépôt, où un obus de cette nuit a tué huit chevaux, et blessé sept autres, dont il a fallu abattre cinq.

À la gare du chemin de fer de Passy, des groupes d’hommes qui causent éclats d’obus ; des groupes de femmes qui se communiquent des recettes culinaires pour faire, avec rien, quelque chose ; un jeune soldat de ligne qui montre, sur son bras, un prétendu ricochet de balle. Au bureau de la vendeuse de journaux absente, un artilleur de la garde nationale feuilletant les imageries de l’OMNIBUS, le coude posé sur deux pains de munition, attachés par une sangle. Sur une banquette, un aumônier divisionnaire, à la croix blanche sur la poitrine, attachée par un large ruban en sautoir, liséré de rouge, qui, tout en essuyant ses lunettes, coquette près d’une dame, avec les regards fuyards et les sourires niais de Got, dans IL NE FAUT JURER DE RIEN.

Vendredi 26 mai 1871. — Je longeais le chemin de fer, près la gare de Passy, quand j’aperçois, entre des soldats, des hommes, des femmes.

Je franchis la clôture brisée, et me voici sur le bord de l’allée, où sont prêts à partir pour Versailles les prisonniers. Ils sont nombreux les prisonniers ! car j’entends un officier, en remettant un papier au colonel, murmurer à demi-voix : 407, dont 66 femmes.

Les hommes ont été distribués par rang de huit, et attachés l’un à l’autre avec une ficelle, qui leur serre le poignet. Ils sont là, tels qu’on les a surpris, la plupart sans chapeaux, sans casquettes, les cheveux collés sur le front et la figure, par la pluie fine qui tombe depuis ce matin. Il y en a qui se sont fait une coiffure de leurs mouchoirs à carreaux bleus. D’autres, tout pénétrés de pluie, croisent contre leur poitrine un maigre paletot, où un morceau de pain fait une bosse. C’est du monde de tous les mondes, des blousiers aux dures figures, des artisans en vareuses, des bourgeois aux chapeaux socialistes, des gardes nationaux qui n’ont pas eu le temps de quitter leurs pantalons, deux lignards à la pâleur cadavéreuse : des figures stupides, féroces, indifférentes, muettes.

Chez les femmes, c’est la même confusion. Il y a aux côtés de la femme en marmotte, la femme en robe de soie. On entrevoit des bourgeoises, des ouvrières, des filles, dont l’une est costumée en garde national. Et au milieu de tous ces visages, se détache la tête bestiale d’une créature, dont la moitié de la figure est une meurtrissure. Aucune de ces femmes n’a la résignation apathique des hommes. Sur leurs figures est la colère, persiste l’ironie. Beaucoup ont l’œil comme fou.

...

D’Auteuil, ce soir, Paris semble tout entier la proie d’un incendie, avec, à toute minute, ces élancements de flammes, que fait un soufflet de forge dans un foyer incandescent.

5 décembre 1873. — Devant le feu de la chambre d’en haut, qui sert de fumoir chez la princesse, après dîner, nous nous demandions, avec Berthelot, si la science pure, bellement abstraite, et contemptrice de l’industrialisme, n’est pas, comme l’art, le fait des sociétés aristocratiques.

Berthelot avoue que les États-Unis ne s’occupent, ne s’emparent de nos découvertes, rien que pour l’application. Cette Italie qu’il croyait, après sa rénovation, reprendre un élan, et redevenir quelque peu l’Italie du XVIe siècle, il constate tristement qu’elle imite maintenant les États-Unis, et est obligé de déclarer que les vrais et désintéressés savants qu’elle possède encore, sont des savants de la vieille génération : « On sait très bien, dit-il, comment se fait une vocation, c’est par l’action sur l’imagination des enfants, des jeunes gens, du rôle que joue dans les conversations autour d’eux, un individu de leur famille ou de leur connaissance. Eh bien ! dans les sociétés, où, ce rôle est pris par l’argent, il n’y a plus de recrutement pour les carrières de gloire. Dans ce pays, qu’est-ce qu’il arrive, lorsque les instincts du jeune homme sont par trop scientifiques, il se met dans une carrière satisfaisant à moitié ses goûts, à moitié son désir d’enrichissement, il devient ingénieur de chemin de fer, directeur d’usine, directeur de produits chimiques… Déjà cela commence à arriver en France, où l’École polytechnique ne fait plus de savants. »

Lundi 21 août 1882. — En chemin de fer, j’ai en face de moi une nourrice alsacienne ; au long front étroit, aux yeux toujours abaissés et lobés de rondes paupières, à la bouche infiniment petite avec de grosses lèvres, à la mignonnesse excessive des traits, dans des largeurs et un carré de visage rudimentaire. On dirait une figure de triptyque.

Jeudi 26 avril 1883. … En revenant ce soir à Auteuil, dans mon compartiment où je suis seul, montent deux jeunes hommes que je sais être bientôt des officiers en bourgeois. Et les voici, tout le temps sans me connaître, à parler de mes livres, de ma maison. C’est pas mal gênant sur un chemin de fer, où à chaque station peut monter quelqu’un qui vous apostrophe par : « Ah ! c’est vous, mon cher Goncourt ! »

Samedi 27 octobre 1883. — Les attentes, dans les petites gares de chemins de fer, aux heures entre chien et loup, après une journée de courses au grand air : ce sont des heures de la vie, comme passées dans un morne rêve, où s’entendrait un monotone tic tac d’horloge, et où derrière un grillage rougeoyant apparaîtrait une silhouette fantastique de buraliste, à l’état d’ombre chinoise.

Dimanche 23 mars 1884. — Paysage de crépuscule à Passy.

Un ciel absolument cerise, un ciel coupé, rayé, haché par les branches, les branchettes, les brindilles des arbres, y mettant le dessin noir et persillé d’une agate arborisée. Là-dessus un train précédé d’une solide fumée blanche, montant toute droite : un train, avec des bleus éteints et comme délavés de blouses, dans les compartiments supérieurs. Au premier plan, la découpure aérienne de la grille du chemin de fer, apparaissant dans un ton d’acier poli, fait par le clair de lune.

Dimanche 11 octobre 1885. — Retour à Paris. Nous avons pris deux salons-lits. Et Daudet, dans le confort de ce voyage, en attendant l’heure de son chloral, me conte ses marmiteux voyages en diligence du Midi à Paris, dans les temps passés. Et dans la demi-obscurité que nous avons faite, et par le bercement rapide qui nous emporte et qui semble un roulis de la mer, c’est une expansive causerie de Daudet sur les excès de sa jeunesse, causerie coupée de douleurs lancinantes qui, de temps en temps, interrompent sa parole, et lui font terminer ses confidences par ces mots : « qu’il a bien mérité ce qui lui arrive, mais que vraiment il y avait chez lui un instinct irrésistible qui le poussait à abuser de son corps ».

Dimanche 26 septembre 1886. — Un architecte nous parlait aujourd’hui des tripotages de Cornélius Hertz, et il nous affirmait qu’un grand entrepreneur de terrassements de chemin de fer, à propos d’une concession qu’on n’aurait pas fait passer par l’adjudication publique, demandait le prix de cette faveur. Son interlocuteur aurait fait, avec son haleine, de la buée sur le carreau d’une fenêtre, près de laquelle il était, et écrivait avec son doigt un chiffre, — effacé, aussitôt qu’il l’avait écrit.

Se non e vero : c’est une jolie imagination qui ferait rudement bien dans un roman d’affaires modernes.

Samedi 14 septembre 1889. — Un dur parcours, que celui sur la ligne de l’Est par cette Exposition universelle. Le compartiment de première est envahi par des Allemands, qui se montrent mal élevés, autant que des Anglais en voyage, avec une note de jovialité peut-être plus blessante. Il y a parmi eux un gros banquier juif, qui ressemble étonnamment à Daikoku, au dieu japonais de la richesse, et dont le ventre semble le sac de riz sur lequel on l’assied — et qui pue des pieds. En face est son fils qui se mouche dans un foulard rose, très semblable à une cravate de maquereau, et qui ronfle ignoblement. Le vieux banquier est accompagné de sa fille, une assez jolie fille, à l’air légèrement cocote, et qui est couchée de côté sur la poitrine de son père, dont la large main l’enveloppe et lui caresse le corps, auquel le mouvement de lacet du chemin de fer donne le mouvement d’un corps de femme qui fait l’amour. Je n’ai jamais rien vu de ma vie d’aussi impudique que ce témoignage public d’amour paternel. Il y a un autre Allemand, genre étudiant, appuyé sur un sac de nuit, grand comme une malle, vêtu d’un pardessus couleur chicorée à la crème, et buvant à même au goulot d’une longue bouteille de vin du Rhin. Et d’autres encore aussi insupportables et qui semblent se sentir déjà dans leur patrie.

Dimanche 9 avril 1893. — … J’avais ce soir, en chemin de fer, vis-à-vis de moi, une vieille femme, toute charmante, d’une grâce séductrice. Une toilette entièrement noire, gants, robe, grand manteau à deux pèlerines, capuchon, une toilette où il n’y avait de blanc qu’une dentelle bordant son capuchon, qui courait sur les bandeaux bouffants de ses cheveux gris, et encadrait son visage. Ce visage était la ruine de la plus jolie, de la plus aimable, de la plus douce figure, avec seulement sur la chair pâlie, de la meurtrissure dans l’orbite de ses beaux yeux, et comme une dépression de fatigue dans les lignes de sa bouche. Et l’on ne peut s’imaginer la musique harmonieuse de ses paroles, comme soupirées, et l’élégance de ce vieux corps, se remuant avec les mouvements las d’une coquette malade.

Mardi 15 août 1893. — Ce matin, vient déjeuner un M. Roguenand, secrétaire du syndicat des mécaniciens, un socialiste opposé aux grèves, un homme à la tête bonne et honnête.

Il nous entretient des mécaniciens, dit que ces gens qui courent, tous les jours, le risque d’être tués, sont des êtres loyaux n’ayant pas les côtés tracassiers des autres ouvriers, des êtres contents de leur état, et en assumant la responsabilité. Il nous les peint, comme des juifs-errants, n’ayant que le repos des dortoirs de refuge, et sentant bien qu’ils ont contre eux, gens de passage, la localité des gares, mais au fond se considérant comme une aristocratie, et ne consentant pas à être assimilés aux lampistes, au bas personnel de la compagnie. Enfin, il nous les montre, dans un accident, gravement blessés, courant au disque, pour constater que le mouvement n’a pas été fait.

Quand M. Roguenand a été décoré, il y a eu un banquet de cinq cents mécaniciens, où ils lui ont demandé de n’être ni député, ni conseiller municipal, pour continuer à leur appartenir, à être leur homme.

Jeudi 7 septembre 1893. — Départ pour Jean d’Heurs. Dans ces gares, au passage incessant des trains, la pensée de ceux qui les habitent, ne doit avoir le temps de se poser sur rien, elle est sous le coup d’un ahurissement, produit par ce mouvement perpétuel.

Mardi 2 janvier 1894. — Dans le chemin de fer, en face de moi, un monsieur au teint de papier mâché, aux traits nerveusement tiraillés, aux yeux doucement ironiques, et qui, d’après ses paroles, semble un compositeur de musique. Il cause avec un voisin, un peintre que je ne connais pas plus que lui, et parlant un moment des compositeurs français du XVIIIe siècle, il dit : « La préoccupation de ces hommes était avant tout de traduire leurs sentiments… le métier chez eux n’était qu’un domestique… tandis que chez nos contemporains, c’est le patron ! »

Mercredi 22 août 1894. — Dîner à Saint-Gratien.

… À notre retour en chemin de fer, M. D…, qui a beaucoup approché Thiers, pendant la Commune, nous entretient du petit homme, dont il cite deux ou trois traits d’impolitesse et de manque d’éducation.

Il nous le peint, se refusant à donner sa signature pour certains ordres, pouvant engager sa tête : tout en battant militairement la charge avec ses doigts, sur les carreaux de son cabinet ; puis il fait un tableau assez drolatique de l’homuncule tout nu, devant la cheminée de la chambre, habitée par le roi de Prusse, frotté avec de la flanelle par Mme Thiers, en le comparant à un saucisson rose.

Et c’est une entente parfaite entre nous, sur les erreurs de ce grand homme, qui a dit à propos du premier chemin de fer : « Il faut donner ça à Paris, comme un joujou, mais ça ne transportera jamais un voyageur ni un colis ! » qui jetant, à Niel, avant la guerre d’Allemagne : « Prenez garde de faire de la France une caserne ! » s’attirait cette réponse : « Prenez garde d’en faire un cimetière ! »…

Lundi 1er octobre 1894. — Retour à Paris. Je ne connais pas d’ennui pareil à celui du chemin de fer, un ennui si démoralisant, qu’il est impossible de penser sérieusement à une chose, et que ce n’est dans le secouement de votre cervelle, qu’une succession de choses fugaces et bêtes.

 
TOMBE DES FRÈRES GONCOURT
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