Index
Suivante
Précédente
SOUVENIRS FERROVIAIRES AU CIMETIÈRE DE MONTMARTRE

THÉOPHILE GAUTIER (1811-1872)

“​ Avec Gautier... le train commence à prendre contact avec la littérature. Sans croire à l'avenir de l'invention, il est paradoxalement le premier à pressentir la richesse du thème et à deviner les développements qu'il peut offrir.

Gautier n'est que sceptique. Le chemin de fer a des ennemis bien plus déterminés ... ”

Marc Baroli

EAUX-FORTES ET FUSAINS
LE CHEMIN DE FER
(La Charte de 1830, 15 octobre 1837.)

​ Les chemins de fer sont à la mode comme les montagnes russes, les diables, les bilboquets et les montgolfières l'ont été dans leur temps ; les spectateurs et les actionnaires ne rêvent que rails-road, rails-way, locomotives Waggory et autres mécaniques plus ou moins ferrugineuses ; selon eux, la face du monde doit être renouvelée par cette précieuse invention :

L'antique pesanteur à tout objet pendante,
la distance, disparaîtront de la terre dans un temps donné ; les coursiers arabes de la race du Prophète, les pur sang anglais, les cerfs, les lévriers et tous les animaux les plus vites vont être relégués dans la classe des paresseux et regardés comme des tortues, des caïmans et des aïs ; les haras sont abolis, et on fera dans quelque cent ans d'ici l'exhibition du dernier cheval aux foires et aux fêtes publiques comme on montre aujourd'hui des sirènes, des lapins savants et des femmes barbues ; les Cuvier et les Saint-Hilaire futurs se livreront à la paléontologie à propos des molaires d'un cabalotharium quadrupède ante-chemin de fer trouvé dans les glaises et les terrains tertiaires de Montfaucon. Tout cela est très beau et cette poésie du chemin de fer en vaudrait bien une autre ; malheureusement le chemin de fer ne peut être envisagé que comme une curiosité scientifique, une espèce de joujou industriel. La structure de la terre, où les montées succèdent aux pentes et ainsi de suite pour l'écoulement et la répartition des eaux, s'oppose nécessairement à l'établissement des grandes lignes, où la variété du niveau exigerait d'immenses travaux de remblai et des dépenses telles que le plus grand succès dans l'entreprise pourrait à peine les couvrir ; les pays d'alluvion, comme la Hollande et la Flandre ; les grands plateaux du Céleste Empire, où les voitures et les chariots marchent à la voile, se prêtent à l'emploi avantageux de cette invention anglo-américaine ; autrement ce sont des éminences qu'il faut couper comme des verrues, des tunnels, des ponts, des galeries souterraines, des viaducs à construire, des montagnes à éventrer et à percer à jour, des terrasses à élever, des entassements babyloniens pour éviter cinq à six pouces de déclivité.

La rapidité de la communication ne pourra jamais compenser des frais si énormes ; et qu'importe, après tout, que l'on ait une chose dans deux jours ou dans huit ? On en est quitte pour la demander plus tôt, et même la continuité des arrivages vous dispense de cette précaution. Quant à la question du bon marché, elle est nulle ; les compagnies qui exécuteront les chemins de fer seront obligées d'exiger un tarif exorbitant pour ne pas se ruiner et les transports reviendront à un prix aussi élevé qu'auparavant. Mais laissons là toutes ces considérations mélassigènes qui sentent le commerce et l'industrie, n'empiétons pas sur les droits de messieurs de l'économie et de l'utilité ; bornons-nous à décrire, ce qui est de notre métier ; mais avant de commencer, qu'on nous permette encore une question : Si les chemins de fer et les machines à vapeur prennent cette extension que rêvent certains enthousiastes, on trouvera-t-on du charbon de terre pour faire marcher tout cela ? Le charbon ne se plante pas, et il faut des milliers d'années avant que de nouveaux courants de minerai se forment dons les veines des filons épuisés ; les forêts ont déjà disparu ; comment fera-ton lorsque tout le charbon de terre et toute la houille seront consumés ? L'homme pourra-t-il découvrir un autre combustible ou créer une nouvelle bête de somme pour remplacer le cheval disparu ? Ce ne sera pas un spectacle médiocrement bouffon que de voir les charretiers de l'avenir assis sur leurs marmites refroidies et obligés à pousser eux-mêmes leurs wagons ou à les faire traîner par des vaches ou des poules.

Le chemin de fer de Paris à Saint-Germain excite à un haut degré l'attention des habitants de la bonne ville, et c'est avec raison ; il réunit toutes les magnificences du genre ; le point de départ est marqué par un véritable palais ; des salles d'attente sont préparées pour les voyageurs, et ce ne sont pas des sinécuristes que ces honnêtes salles, car pour un trajet de trente minutes, on attend bien deux heures et demie.

Les bureaux où l'on prend ses billets sont entourés de grilles de bois disposées comme celles qu'on voit aux abords des théâtres ; ces grilles, qui se.compliquent en manières de grecques et qui décrivent plusieurs zigzags tout à fait dédaliens, font faire aux queues de voyageurs une promenade d'agrément d'une ou deux lieues, sans sortir de la même chambre. Enfin, par des travaux et des périls sans nombre, vous arrivez au bienheureux bureau ; l'on vous délivre une petite languette de papier où la première chose qu'on aperçoit est une faute de français : Paris à Saint-Germain. Peut-être n'est-ce qu'une magnifique hyperbole signifiant qu'au moyen de rails et de wagons les villes sont les unes dans les autres et se transvasent avec facilité.

La salle est décorée d'une façon très splendide et très élégante, dans le style de la Renaissance ; des cadres d'architecture, rehaussés de filets d'or, entourent des figures allégoriques d'une couleur vive et chaude, qui deviendraient aisément de bons tableaux ; l'une drapée à l'antique représente la science au temps d'Archimède ; l'autre en costume du moyen âge tient un livre ouvert où est écrit : Invention de l’imprimerie et de la poudre à canon ; en regard sont peintes deux femmes, dont la première symbolise l'invention de la vapeur, et la seconde l'invention des métiers à filer ; cette figure est charmante ; des médaillons sur fond d'or, des portraits de savants mathématiciens, d'inventeurs de tous les pays et de tous les siècles complètent la décoration. Le haut de la salle est tendu de cuir fauve à grands ramages d'un effet noble et sévère ; le plafond est divisé en grands compartiments avec les poutres et les membres de maçonnerie apparents ; de chaque côté de cette salle sont pratiquées deux autres chambres plus petites et d'un ornement moins fleuri, destinées aux places inférieures ; une boiserie de chêne, une tenture de damas vert à dessins courants, des banquettes analogues en forment l'ameublement. De grandes fenêtres cintrées laissent tomber sur toute cette décoration un jour abondant et limpide. On pourrait donner le plus charmant bal du monde dans ces salles d'attente ; il n'est pas besoin de dire que toutes ces élégantes dispositions sont dues à la fertile imagination de MM. Feuchères, Séchan, Diéterle et Desplechins, les ingénieux décorateurs de l'Opéra. Il n'y a qu'eux de capables d'arranger avec cet esprit, cette richesse et cette grâce ; en vérité nous ne nous imaginions pas rencontrer tant de splendeur au chemin de fer, qui est de sa nature assez chaudronnier et assez anti-pittoresque.

Jusqu'ici c'est fort bien, le chemin de fer se présente sous les apparences les plus attrayantes ; il vous a fait des surprises agréables ; vous croyez entrer dans une forge, dans un antre de cyclope tout noir de fumée et de charbon, et vous vous trouvez dans une salle du palais d'Aladin, vous êtes en pleines Mille et une Nuits, dans une ravissante décoration d'opéra ; mais, ne vous y fiez pas, le chemin n'est pas aussi bon enfant qu'il en a l'air ; approchez-vous de ces petites affiches encadrées de noir, et vous y verrez les avis les moins rassurants du monde.

Avis. —Les voyageurs qui tiennent à leur tête sont priés de ne pas la sortir hors des voitures, attendu qu'ils seraient guillotinés subitement tout vifs en passant sous les ponts et sous les voûtes.

Il ne faut pas se lever, se tenir debout dans les voitures, sous peine d'être lancé sur le rail-way, où l'on serait incontinent coupé en rouelles, dru et menu comme des légumes de julienne, par les roues des wagons.

Les personnes prudentes feraient bien de s'abstenir de se moucher ; on ne sait pas ce qui peut arriver. On est prié de ne pas fumer ; la fumée du tabac et celle du charbon de terre ne s'accordent pas bien ensemble. On ne doit pas amener de chiens de peur que leurs aboiements n'épouvantent le cheval de vapeur (steam horse) et ne lui fassent prendre le mors aux dents... etc., etc.

L'âme saisie de terreur, on reste immobile sur sa banquette, de crainte de faire éclater quelque chose quelque part. Vous étiez parti dans l'honnête dessein d'aller à Saint-Germain, et vous commencez à croire que vous pourriez bien arriver par morceaux dans quelque planète, sur les ailes d'une explosion. L'heure sonne et la cloche qui appelle les voyageurs vous semble avoir des tintements tout à fait funèbres.

Au pied de l'escalier, vous trouvez le cheval de vapeur tenu en laisse par des pages noirs et tout barbouillés de suie ; l'étrange animal s'impatiente ; il brûle de se lancer au galop sur les rainures, il a du feu dans les yeux et la fumée lui sort des narines en longs tourbillons. Il ne jette pas comme le cheval son hennissement en fanfares éclatantes mais il a une espèce de râle strident, un grognement de mauvaise humeur d'un effet singulier ; on dirait d'un monstre marin enrhumé du cerveau qui pousse l'eau par des évents obstrués, ou le renâclement d'un serpent de mer qui aurait avalé un vaisseau de travers. Quoiqu'il soit infatigable, il a l'air de s'efforcer, de haleter et de se donner beaucoup de peine ; cette vie inanimée a quelque chose de bizarre et d'effrayant ; c'est trop vivant pour une marmite, et trop mort pour un cheval. Bizarre création, qu'un animal de tôle et de fer, à qui le feu tient lieu d'âme et la vapeur de souffle. On casemate les voyageurs dans leurs voitures respectives, et, après deux ou trois fanfares de trompettes, on lâche la bride à la marmite, qui part au pas de course et prend bientôt le galop.

On s'enfonce d'abord sous une voûte obscure, où la fiente d'étincelles que laisse tomber en courant le cheval de vapeur jette par moment de rougeâtres clartés. Cette voûte est le passage le plus anacréontique du chemin de fer, que l'on n'aurait pas cru capable d'immoralité ; la voûte est son boudoir. Dans l'intérêt des mœurs, on devrait bien éclairer avec des becs de gaz ce souterrain attentatoire à la décence publique et inquiétant pour la pudeur.

Vous voyez bientôt la lumière du ciel et le soleil, et vous filez assez rapidement au fond d'une tranchée dont les rebords sont garnis de grillages et de curieux ; puis ce sont des ponts, des ponceaux, des remblais et toutes sortes d'accidents de terrain qu'il a fallu vaincre. La force de traction est inégale, sans doute à cause des différences de pente ; tantôt l'on va assez vite, tantôt l'on va très doucement, quelquefois pas du tout. Le steam horse a mangé toute son avoine de charbon et il faut aller chercher chez la fruitière la plus voisine un boisseau de braise pour le rallumer, ou bien il a pris la mouche, cassé ses harnais et galope tout seul jusqu'à Saint-Germain.

Le chemin de fer de Bruxelles à Anvers, sur lequel nous avons habité assez longtemps dans notre célèbre voyage en Belgique, nous avait accoutumé à une célérité bien supérieure ; les arbres fuyaient à droite et à gauche comme une armée en déroute ; les clochers disparaissaient et s'envolaient à l'horizon ; la terre grise, tigrée de taches blanches, avait l'air d'une immense queue de pintade ; les étoiles de la marguerite, les fleurs d'or du colza perdaient leurs formes et hachaient de zébrures diffuses le fond sombre du paysage ; les nuages et les vents semblaient haleter pour nous suivre. Quant aux berlines du chemin de fer de Saint-Germain, elles ne dépassent pas, en vitesse, un coucou médiocre.

 
TOMBEAU DE THÉOPHILE GAUTIER
TOMBEAU DE THÉOPHILE GAUTIER
RÉFÉRENCES