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RAILS DE FRANCE - LA VIE DU RAIL - NUMÉRO SPÉCIAL - MARS 1937

CEUX QUI VOUS ATTENDENT par LUCIE DELARUE-MARDRUS (1874-1945)

           
PRÉFACE AU SEUIL
DU DÉPART
  ON PRÉPARE
VOTRE TRAIN
  LES COULISSES
D'UNE GARE
  MUSCLES
D'ACIER
  VOYAGE AVEC
LE MÉCANICIEN
  CEUX QUI
VOUS ATTENDENT
CEUX QUI VOUS ATTENDENT
IL Y EN A QUI VONT VOUS ATTENDRE À LA GARE, ET QUI, DÉSIREUX D'AVANCER DE QUELQUES SECONDES LE PLAISIR DE VOUS VOIR,
VONT DEMANDER À L'APPAREIL DISTRIBUTEUR DE BILLETS DE QUAI LE « SÉSAME, OUVRE-TOI » DU PORTILLON.
CEUX QUI VOUS ATTENDENT

Je connais, pour ma part, peu d'enivrements semblables à celui d'attendre un train vous amenant l'être qu'on aime. C'est à tel point que moi-même je garde rancune à l'auto qui, trop souvent, supprime ce cher quart d'heure, fatal comme l'horloge elle-même, délicieusement fatal, pendant lequel, les yeux dardés vers l'infini des rails, on guette le bourdon encore sourd, le nuage blanc encore perdu dans la distance, signes suprêmes d'une arrivée foudroyante.

 Il contient, ce quart d'heure final, souvent précédé par des semaines, des mois, ou même des années d'attente, trois plaisirs bien définis auxquels j'ai pensé souvent.

Plaisir de l'esprit :
La géométrie des rails, parallèles parties pour l'inconnu, me semble mystérieuse jusqu'à évoquer l'échelle de Jacob. À la fois commencement et fin, cette double, étroite ceinture de fer qui va passer par tous les paysages, par toutes les géographies, n'enserre-t-elle pas dans ses lacis la terre entière ? Quel champ pour l'imagination, quels motifs pour la philosophie ?

Plaisir de la vue :
La plus humble gare de campagne, dès qu'on est passé sur le quai d'attente, ouvre à droite et à gauche la double perspective où le regard s'enfonce, tableaux pleins de silence qui, tout à l'heure, seront fracas et mouvement. Et, s'il s'agit de grandes gares...
 Certaine fenêtres de Paris que je connais dans le quartier de l'Europe (rien que ce nom, quand on y pense ?) possèdent une vue qui vaut tous les panoramas. La nuit surtout, combien de fois en suis-je fascinée ! Le tourbillon, l'enchevêtrement de ces lignes de métal qui luisent sous les signaux lumineux, ces signaux eux-mêmes, où trouver plus magnifique joaillerie nocturne ? Les rouges, les verts, les jaunes, comme dans le monde des vitraux de cathédrale, s'exaltent les uns les autres, exacerbés par ce point d'un bleu aigu qui, plus petit que les autres, est pourtant l'astre capital de la constellation. Au-dessus des machines agitées, des convois arrivant et partant, les fumées ajoutent leurs orages succincts à ces fixités qui veillent; et, sur tout cela, plane l'âme pathétique de la bienvenue et de l'adieu, ces deux pôles entre lesquels la vie, après tout, n'est plus qu'un pauvre piétinement sur place.

Plaisir du cœur :
Une arrivée... D'autres que moi, pendant le va-et-vient le long des quais, ont le souffle court et l'œil au guet. La collectivité de l'attente l'intensifie encore. Et, puisque j'ai parlé de ma rancune contre l'auto, ce que je lui reproche, c'est son inexactitude qui supprime la concentration de tout l'être vers une heure bien déterminée. « Ils arriveront vers quatre heures... »
Cela veut dire aussi bien trois heures que cinq. L'énervement, dans un cas comme dans l'autre, est le même. On n'était pas encore préparé tout à fait, ou bien on l'était trop. L'émotion n'avait pas eu le temps d'atteindre son maximum, à moins qu'elle n'eût, d'avance, dévoré sa propre substance.

Vivent les gares qui nous apportent, du bout des plus lointains horizons, le bonheur que nous attendions, juste au moment où la petite aiguille, sur le cher cadran inflexible, vient de nous annoncer : « C'est maintenant ! »

Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945)

 
 
CEUX QUI VOUS ATTENDENT