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RAILS DE FRANCE - LA VIE DU RAIL - NUMÉRO SPÉCIAL - MARS 1937

VOYAGE AVEC LE MÉCANICIEN par Daniel Rops (1901-1965)

           
PRÉFACE AU SEUIL
DU DÉPART
  ON PRÉPARE
VOTRE TRAIN
  LES COULISSES
D'UNE GARE
  MUSCLES
D'ACIER
  VOYAGE AVEC
LE MÉCANICIEN
  CEUX QUI
VOUS ATTENDENT
VOYAGE AVEC LE MÉCANICIEN
LE CHAUFFEUR, ARMÉ DE SON IMMENSE CROCHET, LONG DE PLUSIEURS MÈTRES,
« CROCHÈTE » LE CHARBON QUI, AU FOND DU FOYER, TARDAIT À S'ALLUMER : CAR IL FAUT MAINTENIR LA COMBUSTION TOUJOURS ACTIVE.
VOYAGE AVEC LE MÉCANICIEN

Cet homme que je regarde, debout sur la plateforme d'acier de la Pacific, je sais ce que je lui dois de respect et d'amitié. Ce matin, lorsque je suis arrivé au train, il était déjà là depuis longtemps, levé tôt, tôt préparé; il a pris sa locomotive au dépôt, l'a soignée, graissée, mise au point, puis doucement est venu placer le lourd engin en tête du convoi. Pendant la marche, je l'ai évoqué, nous emmenant à 120 à l'heure, calme devant ses manettes de frein, son régulateur, ses manomètres, doublement attentif aux signaux qui lui ouvrent et lui ferment la voie, et à cette petite usine, grondante, sous ses pieds Dans la nuit, je l'ai su, immobile sur cette plateforme battue des vents, rôti par l'haleine du foyer et gelé par la bise noire ; sous ses doigts qu'humecte quelque torchon mouillé, j'ai senti la tôle brûlante ; au passage des tunnels j'ai pensé à la fumée qui se rabat, au retour de flamme qui peut envahir la dunette.

Dur métier, beau métier ! Depuis si longtemps qu'il requiert ma sympathie, il m'est advenu souvent d'en parler avec un grand cheminot de mes amis. De ses remarques, de son expérience, j'ai tiré l'image précise de celui qui l'exerce. Un mécanicien de rapide, c'est peut-être, de tout un réseau de chemins de fer, l'homme le plus difficile à former et à amener tout à fait à son point de perfection. On ne l'improvise pas, on ne peut même pas transplanter d'un service de marchandises ou d'omnibus l'honnête conducteur qui a fait cela toute sa vie pour lui confier une « Super-Pacific ». Le mécanicien idéal n'est pas trop jeune, il ne faut pas qu'il soit accessible aux soucis de la jeunesse, aux préoccupations de sa femme et de ses enfants. Il n'est pas trop vieux, car il ne faut pas qu'il soit tassé, qu'il soit trop lourd, que ses réflexes soient empâtés, comme ses joues, et son cerveau appesanti. Il ne faut pas qu'il soit bavard, car il parlerait à son chauffeur et en oublierait de regarder les signaux. Il n'est pas nerveux, car dans cette vie sans cesse côte à côte avec un autre homme, il lui serait facile de s'aigrir, et, de mauvais rapports entre ces deux hommes, le service aurait à souffrir. Flegmatique, prompt d'œil et de main, sérieux, plein de bon sens, doué d'une haute conscience, le mécanicien de rapide conduira son train de Paris à Cherbourg sans avoir bronché de son poste, laissé dévier ses regards de la ligne droite infinie des rails, et sans avoir prononcé que les mots indispensables : « Tu as vu, compagnon ? » soulignés du geste qui indique un incident de route inhabituel. Qu'on ne s'étonne pas que les mécaniciens de rapide soient, parmi les cheminots, considérés comme des « messieurs ».

Ainsi ce sont les complexes qualités qu'on exige de lui qui font du mécanicien le type peut-être le plus achevé de ces élites ouvrières en qui le métier même crée une valeur aristocratique. C'est à la taille de ses exigences intérieures qu'on mesure un homme. Celles des mécaniciens sont hautes. Une entière soumission aux lois strictes de la discipline ; une domination rigoureuse de la volonté sur l'être tout entier ; une abnégation évidente dans la tâche quotidienne, qui ne va pas sans fatigues ni dangers ; un sens aigu de sa propre responsabilité. Et tout cela parachevé dans l'ordre de cette tacite humilité qui fait trouver tout naturel l'effort et le risque. Telle est la grandeur de l'homme : car n'est-ce pas un de ses plus beaux titres de gloire que d'avoir fait, de l'antique obligation du pain gagné à la sueur de son front, la charte d'une authentique noblesse ?

Daniel Rops (1901-1965)

 
 
VOYAGE AVEC LE MÉCANICIEN