Index
Suivante
Précédente
RAILS DE FRANCE - LA VIE DU RAIL - NUMÉRO SPÉCIAL - MARS 1937

ON PRÉPARE VOTRE TRAIN par FRANCIS DE MIOMANDRE (1880-1959)

           
PRÉFACE AU SEUIL
DU DÉPART
  ON PRÉPARE
VOTRE TRAIN
  LES COULISSES
D'UNE GARE
  MUSCLES
D'ACIER
  VOYAGE AVEC
LE MÉCANICIEN
  CEUX QUI
VOUS ATTENDENT
ON PRÉPARE VOTRE TRAIN
POURQUOI COURIR, POURQUOI SE PRESSER POUR AVOIR « UN COIN » ? ─ ALORS QU'IL EST SI FACILE DE « RETENIR »,
SELON VOS PRÉFÉRENCES PERSONNELLES UN « CÔTÉ FENÊTRE » OU UN « CÔTÉ COULOIR »,
GRÂCE AU SERVICE SI COMMODE ─ ET SI PEU COÛTEUX ─ DES « GARDES-PLACES ».
ON PRÉPARE VOTRE TRAIN

Il est doux de partir ; il est doux d'obéir à l'appel vers le lointain que chaque jour, dans nos capitales grises et surmenées, pousse le sifflet des locomotives; il est doux de rêver à ce qui nous attend au bout du fil, du double fil mystérieux des rails; et rien n'a été épargné pour que cette douceur soit sans mélange. Tout conspire au contraire à ce que nous passions sans heurt de notre maison au wagon, sans avoir été éveillé de ce songe vague qui constitue certes un des moments les plus délicieux du voyage.

Il n'en a pas toujours été ainsi. À une époque pas tellement éloignée de la nôtre que des hommes encore jeunes ne s'en souviennent encore, le voyage était une entreprise en quelque sorte individuelle, et la place à occuper dans le compartiment, une place en effet, une place forte qu'il s'agissait d'investir avec adresse, ou d'emporter de haute lutte. Tant pis pour celui qui n'avait pas le sens des réalités, ni le goût du combat !

Comme tout cela est aujourd'hui simplifié, commode ! Tout est coulant, aisé, rapide, tout glisse et s'enchaîne comme dans un mécanisme parfaitement réglé où nous n'avons plus à intervenir.

Mais que ce confort, cette facilité merveilleuse, loin de nous endurcir dans l'égoïsme, nous incitent au contraire à quelque réflexion. Cette peine dont nous voilà déchargés, d'autres l'ont assumée pour nous; il le faut bien, c'est mathématique. Ces petits gestes qu'autrefois nous devions faire entre notre appartement et le wagon, et qui, brisant notre élan, mettaient au début de la belle aventure je ne sais quelle ombre d'ennui, comme un pressentiment des déceptions possibles, ces innombrables démarches, il faut bien que d'autres les fassent pour nous : sinon jamais le train ne s'ébranlerait.

Et voici que, prêt à partir, renversé dans le capiton, je revois, comme dans un film au ralenti, des scènes et des figures qui, sur le moment, ne m'avaient point frappé. Je revois la femme des oreillers et des couvertures et son petit chariot... Je revois (c'était un jour que j'attendais un train de banlieue, alors que sur l'autre côté du quai, on « préparait » un grand rapide) la voiture à bras d'où l'on déchargeait « mon déjeuner » dans le wagon-restaurant; à travers la vitre d'un compartiment, j'aperçois l'employé occupé à vérifier les tickets des places retenues. Je revois les diverses manœuvres, l'arrivée de la locomotive sortant de son box particulier, si je puis dire, et ma foi ! je le dis ─ car enfin ne sont-elles point pareilles à des bêtes de race, ces magnifiques créatures de métal, lisse et puissantes, aux doux départs, aux insensibles accélérations, aux foudroyantes foulées ? Et ces petits tableaux furtifs, surpris au hasard, me font à leur tour penser à d'autres choses que je n'ai pu voir, mais que je connais : le lavage et l'entretien de tous ces objets, l'approvisionnement de la chaudière et l'existence enfin, l'existence personnelle de ces centaines et de ces centaines d'hommes qui vivent du rail, qui aiment le rail, et dont le labeur explique le parfait fonctionnement de cette miraculeuse machine qui s'appelle une gare de départ. Et, pareil au spectateur qui soudain s'avise de ce qu'il a fallu de travail préalable aux acteurs pour obtenir la mise au point de la comédie dont il n'a jusqu'ici goûté que la beauté, j'adresse une pensée reconnaissante, une pensée émue et fraternelle à tous ces hommes dont l'immense effort anonyme a réalisé cette sorte d'œuvre d'art : un train prêt à partir, à ce laborieux peuple immobile qui a permis mon évasion.

Francis de Miomandre (1880-1959)

 
 
ON PRÉPARE VOTRE TRAIN