Alfred DE VIGNY (1797-1863), Les Destinées. Sur ce taureau de fer qui fume, souffle et beugle, Mais il faut triompher du temps et de l'espace, Évitons ces chemins. - Leur voyage est sans grâces, On n'entendra jamais piaffer sur une route La distance et le temps sont vaincus. La science |
Le malheur arrivé à Bellevue a été du moins une leçon effrayante dont on a profité. Les locomotives ont aujourd'hui six roues au moins, et à chaque station où il y a un arrêt de cinq minutes et plus, un employé spécial frappe les essieux de la locomotive et de tous les wagons pour s'assurer qu'ils sont en bon état. Si l'un d'eux sonne faux et indique une simple fêlure, la voiture dont il fait partie est immédiatement retirée du train, remplacée par une autre et envoyée au dépôt pour être réparée. Chaque jour, depuis cette époque déjà lointaine, a consacré un progrès dans l'art de construire les machines, et chaque jour a amené des améliorations dont on s'est hâté de profiter. Les mécaniciens, chauffeurs, conducteurs, aiguilleurs, ont une expérience et une éducation pratique qu'ils n'avaient pas autrefois. Les mécaniciens sont à la fois très hardis et très prudens ; ainsi qu'ils se disent eux-mêmes, «ils y vont pour leur peau,» et ils sont toujours les premières victimes de ces désastres. A quoi tient un accident ? A bien peu de choses souvent. M. Pilincki, mécanicien du chemin de fer du Nord, conduisait un train express ; à une courbe aux environs de Creil, il aperçoit en travers de la voie un fardier chargé de pierres de taille abandonné par le charretier, qui, s'étant engagé sur le passage à niveau, n'avait point eu le temps de dégager la route avant l'arrivée du convoi. Le mécanicien siffla d'abord aux freins pour modérer sa vitesse et rendre le choc moins redoutable ; il comprit immédiatement que la précaution était illusoire et entraînait à un déraillement certain. Il siffla de lâcher tout, donna à sa machine la plus grande force d'impulsion qu'elle pouvait supporter et attendit le choc. La voiture fut enlevée et dispersée de chaque côté de la voie sans même que les voyageurs se fussent aperçus de l'accident. La locomotive, visitée en gare de Creil, portait à peine la trace du coup de bélier qu'elle venait de donner. M. Pilincki fut, pour ce trait de courage, immédiatement nommé mécanicien de première classe. C'est fort bien ; mais si, au lieu de couper le fardier, la locomotive l'avait simplement fait pivoter, il tombait sous les roues du convoi ; si le fardier avait été arc-bouté, il y avait déraillement, chute des wagons les uns par-dessus les autres, blessures, morts, procès, et le mécanicien qui a sauvé son train en accélérant sa marche aurait été condamné pour ne pas l'avoir ralentie. ”
(1) Voici une statistique instructive, car elle est empruntée aux Américains, qui, on le sait, ne pêchent pas par excès de prudence dans l'exploitation de leurs voies ferrées. Pendant les années 1863, 1864, 1865 et 1866, la circulation sur les chemins de fer a été de 400 millions de voyageurs ; sur ce nombre, on compte, tués par accident que le voyageur ne pouvait éviter, 1 sur 4,999,285 ; tués par imprudence personnelle, 1 sur 4,304,888 ; blessés par accident que le voyageur ne pouvait éviter, 1 sur 319,948 ; blessés par imprudence personnelle, 1 sur 634,817.
(Amélioration de la race humaine par les chemins de fer) [**] |
Quant aux accidens partiels, ils sont dus le plus souvent à l'imprudence des voyageurs eux-mêmes, qui refusent d'écouter tout avis et se font un jeu d'enfreindre les consignes les plus plausibles. Les avertissemens affichés en grosses lettres dans les stations ne peuvent empêcher personne de descendre, au risque de blessures graves, pendant que le convoi est encore en mouvement. Souvent les compagnies sont absolument débordées, et par ce fait deviennent irresponsables. Le 6 juin 1867, trois souverains passaient une revue sur l'hippodrome de Longchamp. L'espoir d'un tel spectacle avait attiré une affluence énorme à la gare de l'Ouest. Le train de banlieue fut littéralement pris d'assaut. Rien n'y fit, ni les observations des employés, ni les menaces des agens de police, ni la vue de l'écharpe des commissaires : les wagons furent escaladés ; il y avait des voyageurs sur le toit, sur le marchepied des voitures ; partout où un homme avait pu s'accrocher, la place était prise. Force fut de partir dans de si redoutables conditions ; nul accident ne se produisit, ce fut un miracle, car il suffisait qu'un imprudent se levât sous un tunnel pour être décapité, ou laissât traîner ses jambes pour les voir brisées contre un poteau. Si ce malheur fût arrivé, on eût poussé toute sorte de cris, attaqué la compagnie et traduit les agens devant les tribunaux. Le système anglais n'est-il pas préférable ? Quand un voyageur monte en wagon, il prend, moyennant 3 pence, un ticket d'assurance qui donne droit à ses héritiers, en cas de mort, à une somme de 1,000 livres sterling ; les diverses avaries auxquelles un voyageur est exposé en chemin de fer sont cotées selon la gravité et représentées par des sommes proportionnelles. De cette façon, tout se passe librement, par un contrat spontanément consenti et à l'abri de l'intervention toujours pénible de la justice ; mais de tels moyens sont trop simples et trop pratiques pour être adoptés en France, où le parti excellent qu'on peut, en toutes choses, tirer des compagnies d'assurances est à peine soupçonné. ”
(Cas non prévu par les polices d'assurance contre la grêle) [**] |