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ORIENT-EXPRESS - DEUXIÈME PARTIE

 

Ces voies intemporelles.
En voyage vers Paris dans la voiture 3309.
Entre bois, chaudière et chaise longue.

“ Je suis dans la voiture 3309, la plus ancienne en activité sur le VS-O-E. Elle fut construite en Belgique en 1926 et les cellules grises d’Hercule Poirot, elles aussi belges, l’ont préférée à toutes les autres, d’ailleurs c’est dans cette voiture qu’ont été tournées de nombreuses scènes de la série inspirée des romans d’Agatha Christie. Les marqueteries de René Prou, maître de l’Art Déco, imitent la queue du paon, la restauration n’a pas oubliée les bougeoirs extérieurs et les petites niches où les gentilshommes accrochaient leur montre de gousset. Huit compartiments single et quatre double, tout en ébène et chêne. Nous venons de partir de Venise en direction de Paris et je vais bientôt découvrir l’incroyable : chaque compartiment a sa propre chaudière où en hiver on allume le feu pour le chauffage, de petits coffres contiennent bois et charbon, deux toilettes à l’extrémité et un siège en cuir pour le conducteur qui se transforme le soir en chaise longue complétée d’un paravent.

Il fait une chaleur infernale et les fenêtres sont à moitié ouvertes. Pas d’air conditionné, seulement de petits ventilateurs en cabine. Pour me rafraîchir les idées, Jake, jeune steward de mon wagon, originaire de Nouvelle Zélande, me raconte que la voiture 3309 est chargée d’histoire. En 1929, elle fut prise dans une tempête de neige mémorable à 60 miles d’Istanbul, dix jours arrêtés dans un village perdu de Turquie. Deux ans après, une bombe fasciste sur un viaduc hongrois fit dérailler le train mais le wagon est resté miraculeusement suspendu au pont. A bord, il y avait aussi Joséphine Baker qui aidait à sa façon les secours en chantant ses morceaux les plus célèbres. Le wagon vagabonde, il s’en alla en Allemagne pendant la guerre puis fut transféré au Portugal jusqu’à ce que James B. Sherwood, le milliardaire qui a voulu faire revivre le mythe de l’Orient-Express, ne le retrouve pour le restaurer.

Jake m’explique tout : les lumières, les clés, les lavabos. Le train pénètre dans les vignes de la Vénétie et les champs fertiles, en traversant les gares, les gens regardent avec curiosité. Mais après un paysage de ciment défile, lotissements de petites villas et hangars et l’illusion parfaite recréée par le train se casse, la machine du temps s’enraye en regardant à l’extérieur.

La voiture-bar est déjà en pleine activité. Son honorable carrière a commencé en 1931 en transportant les passagers des transatlantiques de luxe de Paris au Havre et à Dieppe, puis comme wagon de pèlerins pour Lourdes. Aujourd’hui un piano demi queue accompagne les apéritifs avec la musique de Piero, arrivé ici après le Grand Hôtel de Rimini et les conseils du barman italien. Mais le vrai triomphe de l’Orient-Express sont les trois wagons-restaurants d'un luxe digne seulement des fabuleuses Années Trente. La voiture chinoise construite à Birmingham en 1927 a fait partie d’autres trajets du tourisme européen d’élite. Elle a été avec la Flèche d’Or, le train qui allait de Paris à Calais, a appartenu au Côte d’Azur Pullman Express qui arrivait à Nice et Menton, et à l’Étoile du Nord qui rejoignait Bruxelles. Elle a été fréquentée par des princes et des rois et après avoir admiré les extraordinaires panneaux orientalisant en laque noire, on a accès aux limbes intemporels dans lesquels on a l’illusion de pouvoir rencontrer encore DameAgatha et Graham Greene, espions et aventuriers. Même si notre compagnon de voyage se révèle être ingénieur à la retraite et manager d’un certain âge.

« C’est un rêve de travailler ici, j’adore écouter les bruits du restaurant avec ceux métalliques du train ». Rémy, jeune et souriant serveur de Vérone, ne changerait pour rien au monde ce service nomade et suspendu entre un siècle et l’autre. « Cuisiner en regardant des paysage merveilleux, qu’est-ce qu’il y a de mieux ? » dit Christian Bodiguel, le chef breton qui depuis vingt-cinq ans dirige les deux cuisines microscopiques. Avec le train en mouvement, il est même difficile de faire bouillir de l’eau, imaginez-vous ce que veut dire préparer deux repas par jours pour cent quarante passagers. Bodiguel réussit si bien que le train même pour sa cuisine est membre honoraire des Relais et Châteaux. « Mon seul secret sont les matières premières exceptionnelles dont je me fourni à chaque arrêt. Tout est frais, préparé sur place. ». Filet de daurade, veau avec polenta, mangue avec macédoine à l’estragon et un excellent café colombien. Après Bolzano, la chaleur se tempère, au Brenner, l’Orient-Express file à toute vitesse au milieu d’une manifestation de la Coldiretti et mille chapeaux jaunes se détournent pour observer étonnés l’étrange objet qui les a traversé. ”

Venise • 03/07/2007